Les curieuses méthodes de Caroline De Haas
PV tronqués, oublis ciblés, appel à la dénonciation… Quand la militante féministe enquête sur un professeur au Conservatoire de Paris, c’est à charge et dans l’opacité.
« Pour moi, quelqu’un qui témoigne ne porte jamais préjudice. La personne dit la vérité. »
Caroline De Haas
Automne 2019, #MeToo est encore frais. Un marché public est lancé pour prévenir les violences sexistes et sexuelles. Le ministère de la Culture de Franck Riester choisit de répartir l’enveloppe entre trois cabinets privés. Parmi eux, le groupe Egaé, dont Caroline De Haas est la fondatrice et la directrice associée. La célèbre militante féministe qui, un an et demi plus tôt, affirmait qu’« un homme sur deux ou trois est un agresseur », va avoir les mains libres pour les débusquer. Le marché court sur quatre ans et la mission est mise en oeuvre dans une dizaine de structures d’enseignement supérieur, dont le prestigieux Conservatoire de musique et de danse de Paris. En janvier 2020, Émilie Delorme devient la première femme à sa tête. Dès sa prise de fonctions, le ton est donné, assez peu artistique. Sa mesure phare pour les cinq ans à venir : la « lutte contre les violences et les inégalités ».
Pour Egaé, le travail commence par un audit en février 2020. Quelques mois plus tard, le 18 septembre, la directrice annonce que les « résultats propres » à sa structure signent « l’absolue nécessité d’amplifier le programme de prévention et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, notamment par la mise en place et le suivi de procédures et solutions aptes à garantir à tous et à toutes un environnement d’étude et de travail respectueux ». Les formations peuvent débuter. L’arrivée sur place de Caroline De Haas et de ses collaboratrices – le cabinet est exclusivement féminin – s’assortit d’une campagne d’affichage. Le poster annonce une « procédure de signalement » axée sur les « sexisme », « harcèlement » et « agression », et propose à tout « témoin ou victime » de contacter le cabinet, via une adresse mail dédiée. En bas, le logo du Conservatoire, en haut, celui d’Egaé.
Car, en plus des formations, le cabinet s’occupe de dispositifs de signalement, d’enquêtes et d’assistance aux poursuites disciplinaires, et même pénales. Comme le déplore l’avocate Fanny Colin, c’est faire là « le travail de plusieurs personnes : l’enquêteur, le magistrat, le greffier… Or Caroline De Haas n’en a ni les fonctions ni les compétences, et elle ne possède pas les notions juridiques de base pour que cela se passe bien. C’est une recette de catastrophe. » Officieusement, le service « clés en main » va jusqu’à la communication des enquêtes internes à la presse et au recrutement d’avocats amis. Entre 2015 et 2019, Egaé a vu son chiffre d’affaires tripler (604 000 euros de chiffre d’affaires, 110 000 euros de bénéfice, 18% de marge brute aux derniers résultats publiés). Caroline De Haas est son unique actionnaire.
« Noyautage idéologique ». Dans les couloirs de La Villette, on redoute une « campagne de délation », une volonté de « faire tomber des têtes » conforme au « noyautage idéologique » porté, selon certains, par la nouvelle direction. « Ils ont placardé les affiches là où on nous avait récemment interdit d’annoncer nos concerts », grince un enseignant. « C’est bourré d’affiches, il y en a partout, à côté de chaque ascenseur. C’est de la folie furieuse », commente Marie-Thérèse Grisenti, violoncelliste et intervenante dans l’établissement. Sept ans plus tôt, cette enseignante russophone avait aidé son collègue Jérôme Pernoo à organiser un voyage en Transsibérien. Ce qu’elle détaillera le 7 avril 2021 lors d’un entretien mené par Caroline De Haas, dans le cadre
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d’une procédure disciplinaire ■ visant ce professeur de violoncelle soupçonné désormais d’attouchements sur des élèves. Situation sanitaire oblige, cet « interrogatoire », comme MarieThérèse Grisenti le qualifie, se déroule en visio. Nous avons pu l’écouter, comme une dizaine d’autres bandes-son. Combinés à des documents exclusifs, ces enregistrements offrent un aperçu des coulisses de la méthode De Haas.
Au début, les choses se font dans les règles. Les 5 et 12 mars 2021, Émilie Delorme reçoit deux signalements concernant Jérôme Pernoo. Ils l’avisent de faits pouvant s’apparenter à du harcèlement et des agressions sexuelles, notamment sur mineurs. Comme l’exige l’article 40 du Code de procédure pénale, la directrice fait remonter l’information au procureur de la République. Le 20 avril, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour « agression sexuelle sur mineur ». Mediapart avait déjà commencé la sienne depuis près d’un mois. À l’heure actuelle, le violoncelliste n’est visé par aucune plainte pénale et aucune poursuite n’a été mise en mouvement.
« Omission partiale ». Le 16 mars, Jérôme Pernoo est convoqué par Émilie Delorme. Elle lui signifie sa suspension conservatoire « pendant la durée de l’enquête », confiée le jour même à Egaé et à Christophe Pillon, directeur des ressources humaines du Conservatoire. La procédure se termine le 29 avril par la remise d’un rapport, sans que l’enseignant soit autorisé à reprendre ses cours, à contacter ses élèves ni même à connaître leurs résultats de concours et d’examens – il en suit certains depuis dix ans. Sans que le mis en cause, salarié depuis 2007, ait jamais eu non plus une connaissance précise (qui ? où ? quand ?) des faits qui lui sont reprochés durant l’enquête instruite contre lui. Une commission disciplinaire devra statuer sur son sort le 22 juin, sur la seule base de la prestation vendue à son employeur par Egaé.
« M. Pernoo conteste fermement les accusations portées à son encontre », indique son avocat, Me Hervé Temime, dans un communiqué publié le 8 juin, quelques heures après la divulgation par Mediapart du nom de son client. « Cette enquête interne, fruit de biais méthodologiques manifestes et de dysfonctionnements importants, n’est en aucun cas susceptible d’établir la matérialité des faits allégués », ajoute le pénaliste. C’est bien là une grosse partie du problème.
« J’espère que vous comprendrez comme moi la gravité scandaleuse et potentiellement dramatique de ces oublis ciblés, quand leur nombre et leur teneur excluent absolument la possibilité d’un malencontreux hasard » : le courrier, daté du 24 mars, a été adressé en recommandé à Émilie Delorme, avec copie au DRH Christophe Pillon. Il est signé Karine Sélo, l’accompagnatrice de Pernoo. La pianiste nous précise travailler à ses côtés depuis dix-neuf ans et être présente à tous ses cours, ce qu’elle a d’ailleurs mentionné la veille à Caroline De Haas, lors de son entretien. Elle juge le compte rendu reçu dans la foulée trop éloigné de ses propos. «Ce ne sont pas moins de 21 réponses ou remarques à décharge, et pas des moindres, qui ont été omises, et qui, sans ma vigilance rétrospective, n’auraient jamais été portées au dossier, déploret-elle dans le recommandé. Le nombre et la teneur des remarques supprimées ne peuvent donc laisser absolument aucun doute sur la nature indiscutablement partiale de leur omission […]. Je me permets d’attirer votre attention sur le fait que de jeunes élèves, dans l’état de choc où cette enquête les plonge, et dans la situation d’infériorité hiérarchique qu’implique pour eux une convocation par la direction […], pourraient […] ne pas se rendre compte, avant de signer, que [d]es témoignages […] ont été édulcorés, voire discrètement supprimés dans la déposition officielle. » Plusieurs témoins affirment ainsi avoir signé leurs PV et n’avoir compris qu’a posteriori que ce qu’ils avaient dit n’avait pas été pris en compte.
Le 9 avril, une réunion en visio rassemble Delorme, De Haas et la classe de Pernoo. Organisée à la demande de tous les élèves, elle vise à faire entendre leurs inquiétudes sur la tenue de l’enquête. Elles sont partagées par un étudiant qui a refusé de signer son compte rendu et qu’il soit versé au dossier disciplinaire du violoncelliste. « Ça aurait voulu dire que j’acceptais la manière dont ça s’est passé, or ce n’est pas du tout le cas », précise-t-il. Selon le rapport d’enquête, 6 témoins ont fait de même, sur les 51 interrogés.
Ces questions qui ont disparu. Le grief d’une « instruction » uniquement à charge est récurrent, autant chez les témoins avec lesquels nous avons pu nous entretenir que lors de la réunion du 9 avril. Un élève, s’exprimant au nom de la classe, y fait état d’une « crainte » que les entretiens puissent brosser un portrait par trop négatif du professeur. Émilie Delorme répond que l’enquête n’a pas vocation à être une évaluation morale, encore moins pédagogique, mais sert à corroborer des signalements d’agissements répréhensibles. Ni plus ni moins. Une ligne que Caroline De Haas tient tout aussi ferme : ceux « qui parlent d’instruction “à charge” reprochent souvent au processus de ne pas prendre en compte l’ensemble des éléments constitutifs du comportement de la personne, nous écrit-elle. Je rappelle chaque fois que si la personne mise en cause est quelqu’un de formidable dans plein d’aspects de sa vie, cela ne change rien au fait que si elle a commis une faute elle doit être sanctionnée. »
Ce rappel intervient dans presque tous les entretiens que nous avons pu consulter. Ces comptes rendus ne se contentent pas d’éclipser des éléments relevant d’un avis général sur le mis en cause, mais bien des témoignages rap
« Des témoignages ont été édulcorés, voire discrètement supprimés dans la déposition officielle. » Karine Sélo, accompagnatrice et témoin
portant des faits précisément contradictoires avec ceux qui semblent lui être reprochés. En outre, exception faite des entretiens avec Jérôme Pernoo, menés sans avocat ni représentant syndical les 8 et 15 avril, aucun compte rendu ne contient les questions posées. Impossible de savoir que certaines « réponses » sont en réalité les mots de Caroline De Haas mis dans la bouche des témoins. Dans le système pénal, de tels procèsverbaux, dits SI (« sur interpellation »), n’ont plus cours depuis longtemps. « Sans question, on n’a pas le sens, la valeur ni la portée de la réponse, et cela peut tout changer à une déposition », s’effraie une juriste.
Fabrication d’un dossier. Ainsi, lorsque Caroline De Haas interroge un élève sur la possibilité qu’il se soit passé quelque chose de répréhensible « après les cours, le soir, à des moments où tout le monde s’allongeait dans l’herbe » et qu’il répond que « non », il n’en a jamais été témoin, cela ne se retrouve pas dans son compte rendu. Idem lorsqu’elle demande à un autre si l’un de ses camarades a pu être embrassé par Pernoo et en avoir « parlé à plusieurs reprises après avec beaucoup d’élèves de la classe », tellement cela « faisait partie des discussions à l’époque ». Sa réponse est catégorique : « non », il n’a rien vu ni entendu. Élément d’autant plus remarquable que le témoin était un élément central de cette classe où le
Les prud’hommes ont souligné, le 22 avril, la fragilité juridique d’un « dossier » instruit par Egaé.
baiser volé était censé être sur toutes les lèvres. Ici, on doit reconnaître au cabinet Egaé une certaine subtilité dans la fabrication de son dossier. Car si la négation « catégorique » de l’élève est bien consignée, elle concerne uniquement l’éventualité du baiser. Relativement au fait que le soi-disant agressé en aurait parlé autour de lui pour en faire un sujet courant de discussion, on ne saura absolument rien de la contradiction apportée par le témoin en lisant le compte rendu. En d’autres termes, le problème n’est pas que De Haas omette de consigner des éléments présentant Pernoo comme un chic type, mais qu’elle ne signale pas ceux qui pourraient contester l’existence même des faits supposés – en violation du contradictoire.
Ces omissions sont d’autant plus regrettables que les faits supposés sont graves. Lorsque Caroline De Haas indique que Jérôme Pernoo serait mis en cause pour des agressions sexuelles sur mineur, certains détails sautent étrangement des comptes rendus. Comme l’élève qui précise qu’un baiser à la russe entre le professeur et un élève, parfaitement consenti selon ce témoin, s’est produit lors d’un voyage où ils étaient « tous majeurs ». « Si des témoignages sont contradictoires […] nous le[s] mettons dans le dossier en soulignant la contradiction des témoignages », affirme De Haas. C’est visiblement loin d’être aussi systématique.
Un jugement du conseil de prud’hommes du 22 avril souligne la fragilité juridique des «dossiers» instruits par le cabinet Egaé. Le licenciement pour faute du journaliste Emmanuel Tellier par Télérama y est établi comme « sans cause réelle et sérieuse ». Survenu deux ans plus tôt, il avait été décidé après une enquête interne menée en collaboration avec Egaé pour des soupçons d’agissements sexistes. Commentaires des juges : « La véracité et la réalité des propos reconstitués des années plus tard ne reposent sur rien d’objectif et de certain » ; « le conseil ne peut donc fonder son appréciation sur des appréciations subjectives ou des rumeurs, dans le cadre d’accusations extrêmement graves ».
Amalgame et confusion. La méthode De Haas n’impacte pas seulement la sphère professionnelle. « Les enquêtes internes, menées souvent dans des conditions opaques et sans se soucier des principes fondamentaux de la défense tels que la présomption d’innocence et le contradictoire, servent parfois de base à des enquêtes judiciaires, viciées dès l’origine, observe l’avocate Marie Burguburu. Par exemple, en l’absence de procès-verbaux établis dans les règles, on risque d’attribuer plus ou moins consciemment à des personnes des propos jamais tenus ou gravement altérés. Ces procédures Canada Dry sont souvent des pièges. »
Autre problème : la confusion que Caroline De Haas semble entretenir entre faits signalés et avérés. Si des élèves jugent « extrêmement louable » qu’une enquête soit menée pour des signalements de violences sexuelles, ils alertent aussi sur l’amalgame entre « précaution et jugement » et déplorent que l’enquête ait déjà porté « préjudice » à leur enseignant. Pour preuve, ces « professeurs » qu’ils auraient entendu « dire à leurs collègues et à leurs élèves » que Pernoo avait « violé un élève ». Répondant aux élèves, De Haas va défendre sa méthode à au moins trois reprises : « Toutes les critiques, on les prend, et on
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améliore les pratiques au fur et à mesure. ■ » « [S’il y a des] trucs qui [vous] ont gêné […] ça ne porte pas préjudice à la personne, ça dit juste la réalité » ; « pour moi, quelqu’un qui témoigne ne porte jamais préjudice. La personne dit la vérité ». Lorsque nous l’interrogeons sur sa tendance à mélanger faits signalés et faits avérés, elle répond qu’elle n’a «pas pu dire cela». À moins que sa voix ait été imitée à la perfection, c’est pourtant bien ce qu’on entend.
Au Conservatoire, explique-t-elle, son cabinet a pris en charge l’enquête, mené les entretiens et rédigé le rapport, tout « en étant accompagné à chaque étape d’une personne de l’établissement qui garantit le bon déroulement et permet un regard de la structure sur le travail mené par le groupe Egaé ». Sans doute le minimum pour un établissement public. Elle assure : « À la fin des entretiens, je demandais systématiquement à Christophe Pillon s’il souhaitait ajouter une question ou une remarque. »
Irrégularités. L’assurance du propos cadre mal avec nos informations. Dans tous les entretiens que nous avons pu écouter, si la présence du chef du service RH du Conservatoire est toujours actée au début – et parfois confirmée par un lointain « bonjour » de Christophe Pillon –, Caroline De Haas demeure ensuite seule à la barre. Le DRH n’intervient pas. Jamais il ne fait la moindre remarque ni ne pose la moindre question, et jamais De Haas ne le sollicite avant de signifier la fin de l’entretien. On est loin de l’habitude que celle-ci estime « systématique ».
Ensuite, deux entretiens se sont déroulés sans la présence du DRH, sans que son absence soit expliquée et a fortiori justifiée dans le rapport d’enquête. Plus déroutant encore : un de ces tête-àtête entre un témoin et Caroline De Haas a été mené le 20 avril, soit cinq jours après le dernier entretien avec Jérôme Pernoo, tout en étant désigné comme le pénultième dans la liste des témoignages – numéroté T50, Pernoo est T51. Pour l’entretien du 20 avril, Christophe Pillon évoque un « conflit d’agenda », précise qu’il s’agit du « seul entretien » auquel il n’a pas pu assister et souligne avoir préparé et débriefé tous les autres avec De Haas. Lorsque nous lui avons soumis pour vérification les dates de début et de fin des entretiens que nous pensions les bonnes – du 19 mars au 15 avril – Caroline De Haas ne les a pas corrigées alors que son cabinet venait de remettre un rapport stipulant une clôture au 20 avril. Jérôme Pernoo estime que ce témoignage « hors délai » aurait été utilisé sept fois contre lui et contiendrait au moins deux éléments à charge – sans qu’il ait eu, par définition, la possibilité d’y répondre.
« Si nous entendons la personne mise en cause, nous lui posons des questions sur l’ensemble des éléments qui sont remontés dans le cadre de l’enquête, assure Caroline De Haas. C’est obligatoire de confronter la personne mise en cause à l’ensemble des éléments. » Une obligation à laquelle son enquête au Conservatoire ne semble pas avoir été soumise. À notre toute dernière question portant sur sa qualité à mener des enquêtes consécutives à des signalements de faits potentiellement aussi graves que des délits et des crimes sexuels, Caroline De Haas se contente de répondre : « Parce que c’est mon travail et que je le fais bien. »
Dans une interview publiée le 4 mai par la revue Diapason où elle était interrogée sur son combat contre la « culture du viol », Émilie Delorme déclarait : « Si on veut que les gens puissent signaler des faits contraires à la loi, il faut qu’ils sachent que l’information sera correctement traitée. Donc, que le système d’écoute, d’instruction, et, le cas échéant, de sanction, soit efficace. Et qu’il inspire confiance, afin que chacun y voie un outil pouvant l’aider à gérer ce type de situations. » Pour qui tient encore à cette vieille lune – que tout un chacun, qu’il soit victime déclarée ou agresseur présumé, soit préservé de l’arbitraire dans une démocratie digne de ce nom – c’est peu dire que la confiance n’est pas au rendez-vous
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L’accusé estime qu’un témoignage « hors délai » aurait été utilisé 7 fois contre lui sans qu’il puisse y répondre.