Bernard Tapie comme vous ne l’avez jamais lu
Sous la plume de Franz-Olivier Giesbert, on découvre un Tapie intime, touchant, souffrant, presque fragile.
On aurait aimé être une petite souris : assister aux rencontres Tapie-Giesbert, à leurs joutes, à leurs colères, à leurs confidences sur la vie, à ces moments d’abandon où deux grands fauves tombent le masque, dépassent leur pudeur, abandonnent leurs postures, oublient qui ils croient être pour livrer un peu de ce qu’ils sont. Pendant plus de cinq ans, Franz-Olivier Giesbert et Bernard Tapie ont discuté en tête à tête à bâtons rompus. Cela devait se situer à égale distance entre Le Souper, la pièce de Jean-Claude Brisville où Talleyrand et Fouché se jaugent et se jugent, et Diplomatie, ce terrible huis clos entre le général allemand von Choltitz et le consul général de Suède, Raoul Nordling, qui décida du sort de Paris à l’été 1944. La valeur historique en moins, mais la gouaille, le sens de la vie, de l’honneur et du tragique en plus.
De ces conversations plusieurs fois interrompues et reprises est né Bernard Tapie. Leçons de vie, de mort et d’amour (Presses de la Cité)*. Tout est dans le titre ! Et, dès la page 33, le lecteur est prévenu: « Tapie a un rapport complexe avec la vérité. La sienne peut être relative, voire alternative. » On ne saurait mieux dire… Il ne faut donc pas prendre cet ouvrage pour un recueil de confidences ou un testament. Il est d’abord la saga d’un homme toujours en mouvement, éternellement insatisfait, qui casse ses jouets aussi vite qu’il les construit, inconsolable de la mort de ses parents, que l’évocation d’un chien disparu peut faire éclater en sanglots, pétri de contradictions au point de se perdre dans son propre labyrinthe. Tel est le BT esquissé par FOG : insupportable et attachant ; courageux et émotif ; VRP de lui-même mais se moquant de son image ; matérialiste mais priant Dieu tous les matins ; détestant autant les juges qu’il les respecte ; capable de vous dire un jour le contraire de ce qu’il affirmait la veille avec des arguments tout aussi convaincants. On ne finit jamais de faire le tour de cet homme-là. Son portrait ne peut être qu’incomplet, subjectif, impressionniste. Mais au moins est-il honnête et débarrassé des facilités et des a priori quand Giesbert tient le pinceau… L’auteur ne dissimule pas son attachement pour son héros: «C’est un mélange décoiffant de Depardieu (l’exubérance), Sarkozy (la puissance), Gabin (la trogne), Bashung (la tendresse), Audiard (la gouaille). Avec un zeste de Coluche. »
Au fil des pages, on découvre que Tapie est capable d’admirations inconditionnelles (ses parents, sa femme, François Mitterrand, Bernard Hinault…) ; que ses principaux collaborateurs ont toujours été des femmes ; que son secret pour redresser les entreprises qu’il a acquises consistait à les doter du meilleur management possible. La fête aurait pu durer toujours : télé, argent, Tour de France, Coupe d’Europe, Wonder, La Vie claire, Adidas, yacht, hôtel particulier, jet privé, cinéma, Tapie le magnifique a eu les yeux plus gros que le ventre. Sa rencontre avec Mitterrand lui a fait tourner la tête. Qui a le plus épaté l’autre ? Qui s’est le plus servi de l’autre ? Fasciné, le président socialiste a proposé à l’homme d’affaires d’entrer en politique. Marseille pour contrer Jean-Marie Le Pen, les européennes, ministre de la Ville dans le gouvernement Bérégovoy : c’était grisant. « Et voilà que commence le parcours politique qui va me conduire à la mort, oui, il n’y a pas d’autre mot, à ma mort. » Alors qu’il est minuit moins quelques minutes à l’horloge de sa vie, Tapie analyse froidement, lucidement, sa chute. Il l’a vue venir, l’a pressentie, n’a pas fait grandchose pour la ralentir. Un mauvais psy ajouterait que le patient l’a peutêtre souhaitée…
Fauve. Franz-Olivier Giesbert ne se risque pas aux interprétations de comptoir. Sa biographie du fauve aux cent pelages est épatante de bienveillance rigoureuse et d’enthousiasme vigilant. Il ne tranche pas, ne juge pas, ne pose pas de jugement moral sur son personnage. Au lecteur d’écrire la conclusion. Non sans avoir lu les chapitres consacrés à la mise à mort du taureau. Plusieurs matadors, un public chauffé à blanc, une presse partiale, des arbitres qui regardent ailleurs… L’issue était inéluctable. Tapie ou comment s’en débarrasser en laissant entendre qu’Adidas coûta une fortune au Crédit lyonnais et aux contribuables français, alors que les opérations de vente autour du géant allemand du sport furent très lucratives pour la banque. La légende tient encore. Giesbert lui tord le cou
■ Presses de la Cité, 360 p., 21,90 €.