L’autorité en pleine crise d’adolescence
Un président giflé, des cadres mal aimés, des parents débordés… Dans « L’Autorité en question » (Odile Jacob), Patrice Huerre et Philippe Petitfrère voient, dans cette notion fragilisée, non un rejet, mais des attentes nouvelles.
L’Autorité en question : le titre du livre, signé Patrice Huerre et Philippe Petitfrère, pourrait être à lui seul un commentaire à la gifle donnée au chef de l’État. Plus encore que le geste, ce sont les réactions qui furent le plus révélatrices. De tous bords, on a condamné le geste scandaleux : « Cette figure présidentielle d’autorité, qu’on critique avec la plus grande violence en temps normal, on n’y touche pas physiquement, voilà ce que nous a révélé cet unanimisme », analyse Huerre. On retrouve l’ambivalence que le pédopsychiatre décrit dans l’ouvrage : l’autorité, aujourd’hui, on la récuse, mais on en a besoin et on réclame sa présence si elle vient à faire défaut ou à être menacée. La gestion de la crise sanitaire, avec une demande d’un pouvoir cohérent fort, vilipendé quelques mois plus tôt, aura été un autre exemple frappant de cette ambivalence.
C’est avec beaucoup de curiosité que Huerre et Petitfrère se sont interrogés sur cette « crise d’adolescence » qui frappe l’autorité. « L’adolescence, c’est l’âge des paradoxes, une zone de flou qui peut mener tout aussi bien à la maturation qu’à une perdition progressive. » L’autorité se trouve donc à une croisée des chemins : plus question de survivre avec le modèle ancien, vertical, désuet, obsolète. Au modèle d’autorité unique, rigide, ont succédé des autorités multiformes, relatives, fluctuantes, très représentatives de ce monde Vica (volatil, incertain, complexe, ambigu) que se plaisent à décrire les consultants. « Chacun prétend avoir le droit de définir et de décider de ce qui fait autorité pour soi. » L’autorité à la carte, ubérisée, customisée.
Parmi les raisons de cette fameuse crise de l’autorité, la perte de l’adhésion, de la reconnaissance, qui mine le principe de modèle, d’exemplarité. « Même si le besoin de pouvoir prendre appui sur une instance paternelle reste prégnant, l’époque a rendu floue la difficulté de reconnaître que l’autorité est nécessaire. » Comment faire, en effet, avec ces nouvelles générations à qui l’on a proposé durant leur enfance et leur éducation de dire ce qui leur convenait, de faire ce qui leur plaisait ? Ce que Jean-Claude Kaufmann avait baptisé « l’hyperdémocratie », où chacun veut être le petit dieu de lui-même. « Le “c’est moi qui choisis ce qui me convient” cohabite avec la conviction que ce que l’on pense est bien : un cocktail peu favorable à l’autorité », poursuit Patrice Huerre. De fait, le chef a tendance à devenir une cible. Un bouc émissaire pour les membres du groupe, qui voient dans son existence, reflet et raison d’être d’un projet collectif, une contrainte à leur organisation individuelle. « Quand l’autorité exerçait son emprise inentamée, cela a construit des générations de névrosés : le désir personnel entrait en conflit avec la réalité du monde et des interdits. Aujourd’hui, on fabrique des états limites, on se construit dans une toute-puissance qui estime que l’autorité n’a plus lieu d’être.»
La responsabilité, un cache-misère. Le malaise est aussi du côté des chefs, qui vacillent dans leur légitimité. Pire peut-être, ils n’ont plus tant que ça envie d’être chefs, même s’il en reste toujours, bien sûr, pour cheffer. Ce désarroi a bien sûr des répercussions sur les troupes : « Cela sème le trouble. » Face à ce mal-être existentiel, les chefs ont inventé diverses stratégies. Puisque l’autorité est une valeur battue en brèche, une autre a été poussée en avant : la responsabilité. « Un cache-misère, qui traduit bien leur embarras », estime Huerre. On responsabilise ses subordonnés, une manière de se laver les mains de leurs erreurs : « C’est le discours si souvent entendu : je vous ai laissé libre, vous avez de la chance d’avoir un chef qui vous laisse agir, je ne peux pas être toujours derrière vous… » Ce sont aussi ces fonctions intermédiaires qui ont fleuri où l’on est chef sans vraiment l’être, une dilution ambiguë et hypocrite de l’autorité.
Loin de s’en tenir à une vision frontale, loin de déplorer une autorité qui fout le camp sur le mode «c’était mieux avant », les auteurs réfléchissent à ce monde en jachère qui se construit sous nos yeux. S’il semble utopique de concevoir un monde sans autorité, quelles qualités exige-t-on chez
« Le chef idéal deviendrait un chef d’orchestre qui a la compétence de jouer sa partition, mais qui a aussi la faculté de faire jouer les autres ensemble. » Patrice Huerre
les nouvelles générations ? « Respect des autres, humeur stable, critères de jugement stables, compétence, amour de son activité » : ces capacités demandées, selon un sondage national, par les lycéens à leurs professeurs, Huerre estime qu’elles valent aussi dans le domaine de l’entreprise ou de la politique. Jadis, il aurait été question de sérieux, de discipline, de capacité à entraîner le groupe. On remarque trois éléments: la notion clé, prédominante, du respect, la récurrence d’une exigence de stabilité, l’absence de la notion même d’autorité. « Le chef idéal deviendrait un chef d’orchestre qui a la compétence de jouer sa partition, mais qui a aussi la faculté de faire jouer les autres ensemble. »
Le pédopsychiatre met également en avant la notion de jeu. « Il faut qu’il y ait du jeu, dans tous les sens du terme, dans les relations humaines. Ce n’est pas seulement ludique, c’est une disposition sérieuse acquise dans les premiers temps de la vie. De là dépend le plaisir au travail. » Plus question d’imposer son point de vue, de jouer au petit chef qui cheffe: ce qui l’emporte, c’est la cohérence de ce que l’on dit et fait, la manière dont on le soutient, avec calme et tranquillité, grâce à une évidente expérience de vie. L’un des symptômes de cette crise d’adolescence, qui, pour Huerre, touche la France aussi bien dans son modèle familial, entrepreneurial ou politique, est la surprise manifestée par les nouvelles générations : « Toute leur enfance, on leur a tenu un discours qui prônait la liberté, l’autonomie, la créativité. Or quand ils entrent dans la vie adulte, voilà qu’on leur explique qu’il y a des règles, des contraintes, des chefs. Ils ne peuvent qu’éprouver de l’étonnement et de l’incompréhension au regard de ce qu’ils ont emmagasiné jusque-là. »
Face à cette autorité en crise, chacun réagit. Il va se dessiner des lignes de partage. « D’un côté, il y a ceux qui vont trouver dans l’incertitude de l’autorité une source de curiosité, une possibilité d’inventivité. De l’autre, ceux qui ont besoin de figures d’autorité incarnée. Car pour eux, plus il y a d’incertitude, de trouble, plus ils ont besoin d’être réassurés. Pour en revenir à Lacan, ceux qui ont besoin du Père, à tout prix, et ceux qui n’en sont pas dupes, prêts à entrer dans une errance, ce que Lacan résumait par ce jeu de mots : “les non-dupes errent”. » Ce fossé qui se creuse, on pourrait le traduire également en termes politiques bien connus: les premiers, favorables à une vision libérale du monde, ouverte sur l’inconnu, l’inattendu, le nouveau, les seconds, cramponnés à des solutions populistes, qui viendraient apaiser leurs angoisses et leur besoin de repères.
Le « réinventer » macronien. Revenons à Emmanuel Macron. Dans le livre Dans la bibliothèque de nos présidents (Tallandier), il s’était exprimé sur la question de l’autorité : « La véritable autorité – il y a un très beau livre de Kojève sur l’autorité – peut découler aussi de la puissance de l’auteur. Ce n’est pas seulement le livre, c’est la puissance de celui qui crée un univers. L’autorité est dans la création symbolique, profonde, de quelque chose de neuf. Car l’autorité, ce n’est pas seulement la capacité de décider ou de réprimer, c’est la légitimité que donne justement le fait de savoir. » On est déjà dans le « réinventer » macronien. En lisant cet ouvrage de Kojève, La Notion de l’autorité (Gallimard), écrit en 1942, on s’aperçoit que le philosophe a une vision très verticale de la notion, déclinée en quatre figures, le Père, le Maître, le Chef, le Juge. En s’inscrivant dans sa lignée, la vision d’un leader proposée à un collectif, on ne peut pas dire qu’Emmanuel Macron tienne compte de ces révolutions, plus silencieuses qu’il n’y paraît, que Huerre et Petitfrère tentent de décrire
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L’Autorité en question, de Patrice Huerre et Philippe Petitfrère
(Odile Jacob, 180 p. 18,90 €).