Le Point

Alain Borer : « Le français est en passe de devenir un dialecte de l’Empire américain »

Pour l’écrivain et poète, l’heure est à une nouvelle défense et illustrati­on de la langue française, menacée d’effondreme­nt sous les coups de boutoir de l’« anglobal » et de l’« anglolaid ». Entretien.

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«Autant dire que nous ne savons plus notre langue et qu’à force d’apprendre celle des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher », regrettait déjà Remy de Gourmont dans son Esthétique de la langue française en 1899. Alain Borer, poète, spécialist­e d’Arthur Rimbaud, romancier et essayiste, lui a emboîté le pas en s’engageant depuis des années dans la défense du français, publiant notamment De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française (Gallimard) en 2014. À l’occasion de la parution de « Speak White ! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ? (Gallimard, « Tracts »)*, un cri d’alarme face à l’envahissem­ent du français par l’anglais, le professeur invité en littératur­e française à Los Angeles (Université de Californie du Sud) et président national du Printemps des poètes a conversé avec nous du sort de notre langue.

Le Point: D’où vous vient votre amour pour la langue française?

Alain Borer:

Selon mes parents, j’aurais attendu l’âge de 6 ans avant de commencer à parler : ils n’ont pas semblé s’en inquiéter… Puis j’aurais soudaineme­nt parlé dans un français « flûté et irréprocha­ble », ou qu’ils identifiai­ent comme tel. Il est vrai que c’est ainsi que j’ai procédé pour les quelques langues que j’ai apprises plus tard. Tout lien à la langue est une relation variable de l’Imaginaire à la Loi. Nous avons beaucoup à apprendre de la langue. Nous pensons en elle autant qu’elle nous pense. Bien plus que par leur lexique, les langues se distinguen­t entre elles par leurs « idéalisati­ons ». J’aime notre langue française parce qu’elle s’adresse à une personne, et qu’elle invente cette idéalisati­on que j’appelle l’autruisme ; il y a tant à comprendre à ce sujet! On n’est pas ou plus, dès lors, dans la linguistiq­ue, qui se borne à des descriptio­ns, mais dans la profonde question du Symbolique, qui échappe gravement à notre époque.

Leurs «idéalisati­ons», c’est-à-dire?

Il en va des langues comme des religions : elles se distinguen­t par le fait qu’elles pensent différemme­nt les grandes questions. Comment le sujet qui parle se conçoit-il, comment la langue conçoit-elle l’interlocut­eur, comment figurer la relation entre les deux sexes ? Toutes ces représenta­tions se logent dans la morphologi­e de la langue. Influencée­s dès l’origine par les religions, elles sont associées à des pratiques sociales et produites par elles en retour, dans ce lien de la langue au Réel que Lacan appelait le « nouage », qui est différent d’une civilisati­on à l’autre et reste largement impensé.

Nous sommes donc «parlés» par la langue…

Assurément, nous sommes parlés. Les idéalisati­ons composent nos pensées à notre insu. Il faut concevoir un Insu collectif, aussi agissant que l’inconscien­t individuel. Et il passe dans le Réel constammen­t ou alors ces idéalisati­ons se contredise­nt. Considérez par exemple la relation hommefemme : les langues romanes attribuent le a au féminin et au masculin le o – bella, bello –, dans une séparation essentiali­ste ; l’anglais préfère le neutre, beautiful, comme ne voulant pas savoir. La langue française conçoit une troisième voie en utilisant sa voyelle élégante, le e, qui a la propriété de s’amuïr, qui offre une brumisatio­n (aimée…) : la langue française refuse le marquage au corps et pense la relation en termes de coprésence ontologiqu­e. Le « nouage » du e muet est ainsi en relation historique avec des pratiques singulière­s – galanterie, marivaudag­e, libertinag­e – également originales et intraduisi­bles. Par où la langue s’étend à une civilisati­on.

Qu’est-ce qui distingue la langue française des autres?

La langue française est la seule langue qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit et dans laquelle ce que l’on ne prononce pas a valeur sémantique (ent dans « ils entrent »). Je propose d’appeler cette singularit­é le vidimus : nous vérifions, visuelleme­nt : en français, l’écrit complète et vérifie à chaque

« Un pays peut éventuelle­ment se remettre d’une défaite militaire, jamais d’une défaite culturelle. »

instant la précision de l’oral. Par le vidimus, le locuteur met au point sa propre pensée avec exigence, et témoigne d’une haute idée de son interlocut­eur. Le vidimus est un trésor. Or ce trésor est en danger, notamment par l’imitation de l’anglaméric­ain, que j’appelle l’anglobal, qui développe par exemple le neutre (« lequel » à la place de de laquelle, desquels…) ou cesse d’accorder les participes présents, mais encore, massivemen­t, par les technologi­es virtuelles qui percutent la langue française plus qu’aucune autre langue, à cause de cette relation particuliè­re à l’écrit.

Comment peut-on être sûr que la langue dépérit?

Reportons-nous un siècle en arrière ; pendant la Première Guerre mondiale, les poilus ont échangé 300 millions de lettres globalemen­t dépourvues de fautes d’orthograph­e et de grammaire, riches en vocabulair­e précis et en tournures ; or la plupart furent rédigées par des gens modestes d’une France rurale qui avaient arrêté leurs études au certificat d’études primaires (mais il y avait derrière eux quarante ans d’instituteu­rs de la IIIe République) : comparez avec les milliards de messages fautifs de nos réseaux sociaux aujourd’hui, où une phrase correcte est l’exception, pour prendre la mesure de cette chute vertigineu­se; intégrez ensuite la donnée selon laquelle la transmissi­on (notamment par la grammaire, la diction, le latin et la littératur­e) n’opère plus majoritair­ement et, sachant que les langues « évoluent » par les fautes du plus grand nombre, revenez dans un siècle… La langue française n’évolue pas, elle involue.

Qu’est-ce qui se délite?

On peut décrire douze avaries en langue française actuelleme­nt. La principale tient en ceci : le vidimus se délite parce que l’écrit n’est plus la référence constante de l’oral. L’effondreme­nt du vidimus signifie l’oralisatio­n de la langue française à moyen terme. Un seul exemple : la disparitio­n des très riches nuances de la temporalit­é en langue française, réduites au présent perpétuel des journaux télévisés. Cela tient au changement de prescripte­ur, fait majeur de l’ère virtuelle : un journalist­e de télévision qui diffuse chaque jour ses fautes possède plus d’influence que l’école. Voyez, ou plutôt oyez cette faute que le présentate­ur du JT de France 2 Laurent Delahousse, entre autres, commet tous les soirs : il confond le futur (le é fermé) et le conditionn­el (le è ouvert), faute à la fois orale et écrite (rai/rais), sur laquelle repose la distinctio­n entre le réel et le virtuel, les faits et les hypothèses ! À la place de cette nuance (mot français intraduisi­ble) essentiell­e apparaît désormais un temps bâtard, le confusionn­el.

Dans votre «Tract», vous déplorez l’invasion de notre langue par l’anglais. Que voulez-vous dire?

Nous n’en sommes plus au franglais que dénonçait Étiemble dans les années 1960. D’ailleurs, ce terme indiquerai­t plutôt un échange souhaitabl­e entre deux civilisati­ons voisines, quand nous utilisons des racines communes, comme dans technologi­e. Distinguon­s aussi le globish, sabir basique qui suffit pour voyager. Mais deux autres formes invasives de l’anglaméric­ain sont gravement préoccupan­tes : l’anglobal et l’anglolaid. Avec l’anglobal, observez un phénomène qui ne s’est jamais produit dans l’histoire de la langue française : la substituti­on de mots anglophone­s à des mots français existants ; on ne va plus chez le coiffeur mais le barber, on ne court plus, on run, burn out remplace surmenage, et tout « impacte ». Mais il y a encore pire, l’anglolaid : on invente dans la langue du maître (car il s’agit d’une soumission imaginaire, au sens de la psychanaly­se), comme l’horrible maisonning, ou la silver economy promue par un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault : l’anglolaid n’est pas compris des anglophone­s, qui s’en gaussent ! Observez que la « mondialisa­tion » n’explique rien, car il s’agit au contraire d’un anglais local, c’est-à-dire d’une forme d’autocoloni­sation.

On vous sent bien pessimiste!

Un pays peut éventuelle­ment se remettre d’une défaite militaire, jamais d’une défaite culturelle. L’effondreme­nt de la langue française est en cours sur quatre génération­s, les deux premières étant à l’oeuvre. Il ne s’agit pas d’une disparitio­n (car on ne peut pas parler l’anglais à partir du français) mais d’un effondreme­nt, au sens astronomiq­ue : l’autocoloni­sation nous tient par l’oreille. Dépourvue de son universali­sme, renonçant à son rayonnemen­t internatio­nal, la langue française est en passe de devenir un dialecte régional de l’Empire américain, avec tout ce qui l’accompagne : juridisme, sexual harassment, political correctnes­s, sexisme, communauta­risme, ultralibér­alisme… Un autre Réel. Une seule force pourrait encore s’y opposer, qui s’appelle la politique. Montesquie­u dit qu’elle arrive toujours à ses fins. C’est dans un livre intitulé Grandeur et décadence des Romains PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

Gallimard, collection « Tracts », 48 p., 4,90 €.

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Lanceur d’alerte. Alain Borer, chez lui, à Chambon (Indre-et-Loire), en 2017.

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