Démographie, la mère des batailles
La baisse de la fécondité fait craindre à l’extrême droite un « grand remplacement ». Pour les décroissants, il y a trop d’humains sur la planète. Mais pourquoi cette science est-elle prisée des seuls extrémistes ?
La démographie ? « Le sujet le plus important, et de loin, parce qu’il n’est pas seulement un symptôme de déclin, mais le déclin lui-même, en ce qu’il a d’essentiel », expliquait récemment Michel Houellebecq dans une tribune publiée sur le site du Point : « En France, la complaisance dans le masochisme a de quoi surprendre». Pour Éric Zemmour, « c’est la démographie qui fait l’Histoire et nous assistons en France à un renversement démographique par des vagues migratoires qui vont changer notre civilisation ». Philippe de Villiers affirme que « c’est elle qui tire un trait sur les peuples qui ne veulent plus vivre ». Et lors de son dernier discours du 1er mai, Marine Le Pen a déploré le « faible niveau de la natalité en France, le plus bas depuis des décennies » et proposé différentes mesures natalistes, comme son père le faisait avant elle.
Comment se fait-il qu’une des rares sciences capables de lire le futur d’une société et du monde soit devenue, dans le débat politique, le monopole des extrémistes ? Le pluriel s’impose, car si l’extrême droite s’en est largement emparée, c’est aussi le cas des écologistes décroissants, qui prônent la réduction des naissances afin de préserver les ressources d’une planète occupée par plus de
7 milliards d’habitants. En Occident, des mouvements
« no kids » se multiplient. En France, l’association Démographie responsable représente cette tendance (pour l’heure, marginale). « La baisse des naissances, c’est déjà ce qui se passe dans une grande partie du monde. Les couples font le choix d’avoir peu d’enfants tout en leur assurant une vie longue et de qualité. Mais il n’en résulte pas immédiatement une diminution de population en raison de l’inertie démographique », indique Gilles Pison, professeur au Muséum national d’histoire naturelle.
Consulter les programmes des principaux partis politiques informe du peu d’intérêt porté à la démographie, qui se résume à rien pour le PS et EELV ou à quelques occurrences pour LR et LREM. À gauche, seul Jean-Luc Mélenchon évoque régulièrement le sujet pour se réjouir qu’en « 2050, la moitié de la population française sera métissée » en raison d’un apport migratoire qui viendra compenser la baisse des naissances.
Entre la peur de l’étranger d’un côté et la glorification du métissage de l’autre, entre la fermeture et l’ouverture, entre la promotion d’une politique nataliste et la régénérescence par l’immigration, peu de voix équilibrées se font entendre – si l’on excepte les réunions techniques à Matignon. Comme si rien n’avait changé depuis Thomas Malthus. « L’objet de cet essai est principalement d’examiner les effets d’une grande cause, intimement liée à la nature humaine […] et qui cependant a peu fixé l’attention de ceux qui se sont occupés du sujet auquel elle appartient », écrivait l’économiste, en 1798, en préambule de son Essai sur le principe de population.
Un mot-valise. Pour preuve de cette indifférence, la récente publication d’une note du Haut-Commissariat au plan, qui fait état d’une baisse de l’indice de fécondité en France de 2,02 enfants par femme en 2010 à 1,83 en 2019. Les réactions ont duré vingt-quatre heures sans que cela ne suscite de grands débats nationaux, par exemple, sur les nouveaux modèles familiaux, les gardes d’enfants, le logement, les congés parentaux, les carrières professionnelles, le système de retraites… Seule l’extrême droite, encore elle, a bondi sur cette note, y voyant la preuve d’un « grand remplacement » de la population française par une immigration arabo-africaine. Selon Laurent Toulemon, démographe à l’Ined, il s’agit là d’une vieille antienne nationaliste : « Au RN, on retrouve le thème de “l’hiver démographique” qui fait écho à la fin du XIXe siècle et à la défaite de 1870. Les militaires ont fait croire au monde que si la France avait perdu la guerre, c’est parce qu’elle ne faisait plus d’enfants. À gauche, on refusait cette incitation nataliste qui consistait à faire des enfants pour les envoyer à la guerre. Dans l’Histoire, le natalisme est plutôt de droite, lié au catholicisme et au conservatisme. Le deuxième thème récurrent à l’extrême droite est celui du “grand remplacement”. »
Un sujet inflammable, donc, sans réponse à court terme, qui mobilise les affects (d’abord la peur) et dont les politiques, de droite et de gauche, redoutent les effets électoraux. « Nicolas Sarkozy avait un discours dur sur le contrôle des flux et une politique assez ouverte avec des régularisations pour les personnes en situation illégale. À l’Ined, on ne savait d’ailleurs pas s’il fallait évaluer le discours ou la politique », poursuit Laurent Toulemon. Au sein de la discipline, les avis divergent également entre ceux qui ne voient rien d’alarmant dans la baisse de la fécondité et ceux qui prédisent une « implosion démographique » en Europe avec un risque civilisationnel. À l’Ined même, le débat eut lieu, dans les années 1990, entre des chercheurs, principalement de gauche, et Michèle Tribalat, spécialiste de l’immigration, ou Philippe Bourcier de Carbon, conseiller scientifique de Jean-Marie Le Pen.
Auteur, en 2018, d’un livre très débattu sur la démographie en Afrique, La Ruée vers l’Europe (Grasset), Stephen Smith –citant l’anthropologue Marcel Mauss– parle de la démographie comme du «nouveau “fait social total”». «C’est un mot-valise dans lequel se confondent le nombre d’habitants, la croissance d’une population et son profil d’âge, jeune ou vieux. Il n’y a pas si longtemps, le rang d’une nation se reflétait dans son PIB par tête d’habitant. De plus en plus, la vitalité ou la décadence d’une nation se mesure par le nombre d’enfants par femme en âge de procréer », explique le journaliste américain.
Pour l’extrême droite nataliste, le modèle est à l’est et il s’appelle Viktor Orban. Hostile à l’immigration, le président hongrois a lancé une ambitieuse politique nataliste dans un pays où la démographie décline depuis 1980. En 2019, à Budapest, il a accueilli un « sommet de la démographie » au cours duquel, à la tribune, il a repris la thèse du « grand remplacement » et dit agir au nom des « valeurs chrétiennes ». Laurent
« Au RN, on retrouve le thème de “l’hiver démographique”, qui fait écho à la défaite de 1870. » Laurent Toulemon
Toulemon nuance le portrait : « Orban a pris son quota européen de réfugiés en 2015, autant que la France, proportionnellement à la population. » Outre le livre Le Grand Remplacement, de Renaud Camus, et Bâtir le foyer blanc, du Sud-Africain Arthur Kemp, cette droite nationaliste puise ses inspirations dans Le Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler. Le philosophe allemand avait établi un lien entre une faible fécondité et une « sénescence raciale ». En 2018, la Oswald Spengler Society a remis un prix à Michel Houellebecq, présenté comme le plus « spenglérien » des auteurs contemporains.
« Démographie de combat ». Pour prévenir l’extinction de la civilisation et contrer des immigrés qu’elle considère comme des « colonisateurs », l’extrême droite européenne, en plus de dénoncer les méfaits de l’avortement (environ 200 000 en France), entend mettre en oeuvre une « démographie de combat ». Ce principe fut déjà appliqué dans les années 1960-1970 au Québec, où les indépendantistes appelaient les femmes francophones à faire des bébés pour répondre à la « menace » anglophone. « Nous gagnerons grâce aux utérus de nos femmes ! » clamait le leader palestinien Yasser Arafat. Dans les années 1960, Mao riait du malthusianisme, cette « idéologie bourgeoise antiprolétarienne », qu’appliqueront pourtant ses successeurs en limitant le nombre d’enfants par famille (fin de l’enfant unique en 2015 et, depuis mai, trois enfants sont permis). Plus récemment, Recep Tayyip Erdogan appelait ses « frères et soeurs » en Europe à faire « non pas trois, mais cinq enfants ». Cette « démographie de combat » a cependant une limite: dans les pays occidentaux qui ont connu une période fasciste ou nazie – en Italie, en Grèce ou en Allemagne –, il reste une très forte réticence envers les politiques natalistes, même si, ces dernières années, les scientifiques ont mis en garde les dirigeants contre les conséquences sociales d’un faible indice de fécondité.
Pour justifier leurs prophéties, les tenants du « grand remplacement » affirment également que les immigrés font plus d’enfants que les autochtones. « Il est vrai que les immigrants ont une fécondité plus élevée que les populations natives, explique Laurent Toulemon. Ils viennent seuls, ont peu d’enfants avant de migrer. Ils en font une fois stabilisés. Ensuite, les enfants d’immigrés ont la même fécondité que la population d’ensemble. En France, quand on regarde la seule fécondité de la population native, elle reste très élevée par rapport aux autres pays européens. »
Ni « hiver » ni printemps démographique, la France garde donc le meilleur taux en Europe. Doit-elle pour autant faire l’économie d’un débat sur un sujet essentiel qui, nolens volens, la rattrapera ?
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