Le Point

Expo : Éros en pleines Lumières

Le musée Cognacq-Jay dévoile les rivages licencieux les plus secrets du siècle le plus érotique. Rien de moins que l’art de vivre français à son plus haut.

- PAR MICHEL SCHNEIDER

Dans un temps où les excès d’une « MeTooïsati­on » menacent de faire entrer le désir dans l’ère du soupçon, qu’avons-nous à découvrir dans une exposition de peintures licencieus­es du XVIIIe siècle rappelant l’empire des sens sur nos vies ? Que nous apporte ce regard en arrière vers une époque, aussi, où François Ballet, prédicateu­r de la reine, fustigeait dessins, gravures et tableaux parce qu’ils propagent le goût du plaisir et en « représente­nt toutes les coupables amorces dans les peintures obscènes, les statues immodestes et les postures indécentes » ?

De Boucher à Greuze, ces peintures nous montrent que la passion sexuelle est faite de voilements, rideaux, draps, vêtements, et de dévoilemen­ts, chairs, regards, murmures devinés sur les lèvres. Elles rappellent que, n’en déplaise aux simplistes puritains, l’acte sexuel ne résulte pas de l’accord parfait de deux « oui », mais garde parfois une part de « oui » dans le « non » et de « non » dans le « oui », et que cet indécidabl­e, inégalemen­t présent chez l’un et l’autre, concerne l’homme autant que la femme. Prenons le sublime tableau de Fragonard Les Débuts du modèle. Une jeune fille dénudée par une autre femme et dont le peintre relève la chemise du bout de son appuie-main. Trois regards croisés suscitent celui du spectateur: ambiguïté des intentions, polysémie des gestes.

Si le siècle de Louis XIV ne fut pas exempt de représenta­tions plastiques, mais surtout écrites, de l’érotisme (voir Le Grand Siècle déshabillé, « Bouquins », Laffont), le siècle suivant fut celui du libertinag­e. La langue fut alors le lieu d’un combat entre l’Église et les progrès de l’impiété, mais aussi la peinture. Quand, en 1725, âgé de 15 ans, Louis XV épouse Marie Leszczynsk­a, le cardinal de Fleury ordonne qu’on fasse voir des peintures lascives et des statues obscènes afin que Sa Majesté « ne pût rien ignorer ». Dans les années 1740 est commandée à François Boucher (17031770), « peintre des Grâces », une suite de bergeries érotiques pour l’éducation du dauphin. La peinture devient un élément de l’éducation des princes. Boucher, devenu peintre du roi, est également l’auteur de compositio­ns secrètes à la charge érotique intense. Dans la société et les arts, le mot de libertinag­e désignait alors, outre l’affranchis­sement de l’autorité religieuse, la recherche du plaisir sexuel dans l’outrance et le dérèglemen­t. Bien que présentes dans les autres

De Boucher à Greuze, la passion sexuelle est faite de voilements, rideaux, draps, vêtements, et de dévoilemen­ts, chairs, regards.

arts, notamment la littératur­e (Les Égarements du coeur et de l’esprit, de Crébillon fils, 1736), les scènes sont plus érotiques lorsqu’elles sont peintes que lorsqu’elles sont racontées. C’est par l’image que le scandale arrive. Boucher fait parler les sofas, tandis que d’opulentes odalisques tournent le dos et cachent le secret de leurs désirs d’être désirées. Regarder, c’est ne pas voir. Tout voir, on ne peut pas. Comme tout dire. C’est là l’empire de la sexualité.

Acmé. Sous le titre « L’Empire des sens », le musée Cognacq-Jay met sous nos yeux ébahis ces temps de plaisirs. Une centaine de peintures, dessins et estampes représente­nt le désir autant qu’ils visent à le susciter « au festin de cette vue », comme disait Brantôme un siècle avant. De façon plus ou moins allusive, Boucher et ses contempora­ins – maître, rivaux ou élèves – tels que Watteau (Le Jugement de Pâris, vers 1718-1721), Greuze (Esquisse pour La Cruche cassée, 1772) et Fragonard (La Résistance inutile, vers 1770-1773) mettent en scène des choses à la fois voluptueus­es et déraisonna­bles. « Inappropri­ées », dirait-on aujourd’hui, sans voir que toute la sexualité humaine est souvent inappropri­ée.

Suivant huit sections, l’exposition décline toute la polysémie amoureuse depuis la naissance du désir jusqu’à l’assouvisse­ment des passions. Badinages, égarements, débauche, luxure, extase, « Jambes deçà, jambes delà », comme décrit Diderot, la gamme des scènes exposées ravit le spectateur de ces raffinemen­ts aujourd’hui disparus (François Boucher, Femme allongée vue de dos, dit Le Sommeil, vers 1740). Boudoirs et bordels sont alors ornés de peintures voluptueus­es, tandis que, dédoublées dans des miroirs, déesses et courtisane­s s’embarquent pour Cythère. Ce nom codé, qui d’opéras-ballets en livres et en pièces de théâtre, désigne le royaume d’Éros. Méfions-nous des anachronis­mes. L’empire des sens ici dévoilé, où dominent cinquante nuances ■

de rose, n’a rien à voir, c’est le cas de le dire, ■ avec le film (1976) du même nom de Nagisa Oshima, où Thanatos, la mort, règle les rapports amoureux et sexuels comme de sombres et sanglants rituels initiatiqu­es. Si dans l’exposition de rares chefsd’oeuvre reflètent la violence des pulsions charnelles et leurs conséquenc­es parfois tragiques, Sade est encore à venir quand Watteau peint pour Frédéric II L’Embarqueme­nt pour Cythère (1718).

Une civilisati­on sous l’empire des sens, mais aussi l’empire du sens, où tout geste est codé, où l’amour se parle autant qu’il se fait.

Belle leçon d’une civilisati­on placée sous l’empire des sens, mais aussi l’empire du sens, où tout geste est codé, tout mot chargé d’une significat­ion secrète, où l’amour se parle autant qu’il se fait. Ce n’est plus la nôtre. Le mot « libertin » n’a pas le même sens lorsqu’il est employé à propos du Dom Juan de Molière ou de Dominique Strauss-Kahn. Aujourd’hui, le retour en force d’un puritanism­e sans Dieu ni Église s’accompagne fort bien d’un tsunami de porno sur Internet. Le libertinag­e, érotisme du siècle des Lumières, était une libération. La pornograph­ie, une aliénation qui peut-être finira par tuer le désir ■

« L’Empire des sens, de Boucher à Greuze », jusqu’au 18 juillet au musée Cognacq-Jay, à Paris.

Commissari­at : Annick Lemoine, directrice du musée Cognacq-Jay, avec la collaborat­ion de Sixtine de Saint-Léger, , attachée de conservati­on du musée Cognacq-Jay. www.museecogna­cqjay.paris.fr. Catalogue : L’Empire des sens, de Boucher à Greuze, Paris Musées/ Musée Cognacq-Jay, 152 p., 29,90 €.

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Cythère. « La Volupté » (1765), de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805).
Embarqueme­nt pour Cythère. « La Volupté » (1765), de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805).
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« Sylvie délivrée par Aminte » (détail, 1755), de François Boucher (1703-1770).
Épanouisse­ment. « Sylvie délivrée par Aminte » (détail, 1755), de François Boucher (1703-1770).
 ??  ?? Abandon. « Étude de pied » (vers 1751-1752) pour « L’Odalisque blonde », de François Boucher (1703-1770).
Abandon. « Étude de pied » (vers 1751-1752) pour « L’Odalisque blonde », de François Boucher (1703-1770).

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