« On vivait avec peu de moyens, et, le soir, on sortait, le spectacle était dans la rue. »
Elle vous accueille dans sa maisonnette de conte de fées, nichée dans une cour du 17e arrondissement de Paris, une boîte de macarons à portée de main et une lueur malicieuse dans le regard. Sabine Weiss fêtera ses 97 ans le 23 juillet, tandis que les Rencontres d’Arles, qui mettent à l’honneur sa « vie de photographe » à la chapelle du Museon Arlaten, battront leur plein. Un âge avancé contre lequel elle se dit « en révolte » : « Je n’ai jamais été de mauvaise humeur de ma vie sauf depuis un mois… à cause de la perte d’indépendance. Jusqu’ici, j’ai aimé ma vie, mon mari, les gens… et j’ai aimé mon métier. Je n’ai jamais trouvé de raison de me plaindre ! »
Photographe, Sabine Weiss l’est depuis si longtemps qu’il est difficile de l’imaginer autrement qu’un appareil à la main, sillonnant les rues et aux aguets : compositions géométriques, moments de grâce surpris à l’improviste et portraits font la matière de son oeuvre puissante et généreuse. La lauréate 2020 du prix Women In Motion (Kering et les Rencontres d’Arles) évoque volontiers les artistes qu’elle a photographiés – comme Françoise Sagan, capturée en pleine innocence, aux premières heures de la célébrité… Et surtout ceux qu’elle appelle ses « morveux », ces gamins pauvres « dans un état de misère qu’on ne voit plus aujourd’hui, heureusement » et d’autres, espiègles ou joueurs.
Le portrait, c’est l’art suprême de Sabine Weiss, celui qui l’a hissée parmi les géants du siècle au même titre que son ami Robert Doisneau. Comment oublier ce petit mendiant de Tolède au regard fixe, le sourcil froncé, la morve au nez ? La photographe l’a cadré au plus près, à hauteur d’enfant. Tout est là, dans la beauté du regard. « Quand on dit que je suis humaniste, ça me va, parce que ce que je voulais surtout photographier, ce qui m’a toujours intéressée, ce sont les gens », résume-t-elle.
Petite fille en Suisse, où son père est ingénieur, elle achète son premier appareil avec de l’argent de poche. « Je n’aimais pas les études, je voulais avoir un travail le plus vite possible », explique-t-elle. Elle quitte le lycée, fait un premier apprentissage à Genève, puis la voici à Paris auprès de Willy Maywald, le photographe des grandes maisons de couture. « La mode, les mannequins, c’était un milieu où ce qui comptait, c’était la célébrité. Je jouais le jeu pour faire plaisir, mais ça ne me passionnait pas. » Être femme lui apparaît vite comme un atout : « Personne ne se méfiait de moi, qu’est-ce que j’aurais pu leur faire ? Je n’étais pas une menace ! Alors, partout en voyage, à Moscou, au Portugal… je faisais mes photos. »
En feuilletant un recueil, Sabine Weiss s’arrête sur la silhouette d’un homme qui court dans la nuit : « Cette photo, elle me plaît… surtout parce que c’est mon mari ! » Le peintre d’origine américaine Hugh Weiss (disparu en 2007) a partagé bien de ses aventures photographiques et lui a servi de modèle à l’occasion. « Il courait bien, mais il ne courait pas après les autres femmes, lance-t-elle, malicieuse. Dans ma vie, j’ai quand même réussi une chose : trouver l’homme de ma vie. C’est déjà pas mal ! » Quand Doisneau la fait entrer à l’agence Rapho, elle enchaîne les commandes et les reportages sans jamais cesser de travailler pour elle-même. « On vivait avec peu de moyens, et, le soir, on sortait, le spectacle était dans la rue, raconte-t-elle, c’était un plaisir, une vraie joie. Et quand je revois mes photos, par exemple quand la commissaire, Virginie Chardin, m’a montré sa sélection, c’est à ça que je pense. À mon bonheur d’avoir eu cette vie-là. »
« Sabine Weiss, une vie de photographe ». Chapelle du Museon Arlaten. Du 4 juillet au 26 septembre, de 10 à 18 heures.