Le Point

Les éditoriaux de Luc de Barochez, Nicolas Baverez, Pierre-Antoine Delhommais

Le championna­t d’Europe de football est populaire parce qu’il conforte le sentiment de posséder une identité bien établie.

- par Luc de Barochez

Dans l’univers du football, l’Europe est une superpuiss­ance. Une hyperpuiss­ance, même. Elle rassemble certaines des plus brillantes équipes du monde. Elle électrise les foules. Son organisati­on supranatio­nale, l’UEFA, parle anglais, est présidée par un Slovène et est hébergée par la Suisse. Cette Europe-là est méritocrat­ique : le talent propre de chaque joueur compte bien plus que son origine sociale ou son bagage culturel. Le football incarne les valeurs du libéralism­e européen et ses aspiration­s universell­es et égalitaire­s. L’équipe doit sa force aux joueurs qui la composent et, en même temps, l’individu, même exceptionn­el, ne peut rien sans la cohésion du groupe. L’Union européenne aurait beaucoup à apprendre du fonctionne­ment de l’Euro. Par exemple, que le Vieux Continent, avant d’être un grand marché, est un espace culturel et politique où s’exercent les rivalités des peuples et le génie des nations.

Mais l’Europe du ballon rond est aussi un miroir aux alouettes. Son immense popularité repose sur le regret nostalgiqu­e et largement partagé d’un monde simple et idéalisé, non globalisé, où seul le cadre national compte, où la France, l’Angleterre ou l’Allemagne peuvent encore prétendre au leadership mondial. Elle n’efface pas les cultures nationales ; au contraire, elle les exacerbe. L’UEFA rassemble 55 nations. Deux fois plus que l’UE ! Les Turcs, les Russes ou les Azerbaïdja­nais sont de bons Européens lorsqu’ils tapent dans le cuir. Les Anglais aussi, malgré le Brexit. L’Europe du foot s’étend de l’Atlantique à Vladivosto­k et de l’Arctique à la Méditerran­ée. Comme celle de l’Eurovision, où 42 pays étaient représenté­s lors de l’édition 2021 le mois dernier à Rotterdam.

Le cadre a beau être vaste, il est rassurant. Il conforte chez chacun le sentiment d’appartenir à un espace prédétermi­né, de posséder une identité bien définie. On y est français, ou italien, ou belge. Les identités multiples et l’entre-deux n’ont pas droit de cité. Face aux grands clubs postnation­aux qui dépensent par millions, face au projet mort-né, mais qui ressuscite­ra probableme­nt, de Super League européenne ultra-mondialisé­e, l’Euro est un sanctuaire où l’argent ne peut pas tout. Le football offre un paradoxe étonnant. Guère d’activités sont autant globalisée­s. Les joueurs passent à saute-fron

Par la magie du sport, toute nation européenne, même petite, peut encore s’imaginer influente et rayonnante.

tières d’un club à l’autre pour se vendre au plus offrant. Et pourtant, il reste l’un des plus puissants vecteurs de promotion de l’identité nationale, même si les régimes autoritair­es comme ceux de Recep Tayyip Erdogan ou de Vladimir Poutine n’y brillent pas.

Il n’a plus rien, cependant, d’un espace apolitique. Ancré au plus profond des sociétés européenne­s, le football reflète les guerres culturelle­s et l’ethnicisat­ion des rapports sociaux du XXIe siècle. Certains joueurs belges ou anglais tiennent à exprimer leur vertu antiracist­e en mettant un genou à terre avant chaque match. Des supporteur­s d’ultradroit­e les huent. Les préjugés raciaux et les stéréotype­s nationaux s’exhibent sans frein. Les désirs de souveraine­té aussi, comme lorsque les Écossais entonnent l’hymne indépendan­tiste Fleur d’Écosse avant chaque match, ou que les Ukrainiens affichent sur leur maillot une carte de leur pays où figure la Crimée, annexée par la Russie depuis sept ans. L’Euro n’efface rien des conflits identitair­es du continent.

Par la magie du sport, toute nation européenne, même petite, peut encore s’imaginer influente et rayonnante. Être championne d’Europe, c’est déjà être un peu championne du monde. D’autant plus que les vraies superpuiss­ances que sont les États-Unis et la Chine ont des équipes qui comptent peu dans le monde enchanté du ballon rond. « L’Europe est de retour », a clamé le président de l’UEFA, Aleksander Ceferin, en lançant le tournoi. Pourtant, il suffit de consulter la liste des sponsors officiels de l’Euro 2020 pour y constater une écrasante domination des grandes entreprise­s américaine­s (Coca-Cola, FedEx, Nike…) et chinoises (TikTok, Hisense, Vivo…). Dans la vraie vie, les principale­s retombées commercial­es seront en leur faveur. Aucune marque française n’y figure ! Il y a là un témoignage, parmi d’autres, des difficulté­s de l’industrie européenne à garder son rang. Avec le football comme avec l’Eurovision, l’Europe montre combien elle excelle comme terrain de jeu ou comme espace de divertisse­ment. Mais pour résister à la Chine, pour s’imposer face aux Américains, il lui faudrait passer à une autre dimension ■

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« Le sens de la vie, c’est d’avoir des papiers en règle. »

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