Comment le Puy du Fou est devenu une multinationale
Le parc vendéen s’exporte en Espagne et en Chine. Dans les coulisses d’une entreprise à part.
D epuis le mois de mars, les Espagnols peuvent revivre le voyage dans la caravelle de Christophe Colomb ou suivre les acrobaties du poète Lope de Vega dans le parc du Puy du Fou, à Tolède. En 2022, à Shanghai, les Chinois découvriront Saga, un spectacle inspiré de l’histoire de la Chine, « made in Puy du Fou ». Grandiose et bourré d’effets spéciaux, la marque maison. Celle qui, depuis la fin des années 1970, fait affluer les spectateurs aux Epesses, en Vendée, et grimper le chiffre d’affaires.
Au départ, il y a un rêve, celui de Philippe de Villiers, alors jeune énarque tombé amoureux d’un château en ruines au coeur du bocage. Dans ce qu’il reste du parc du Puy du Fou, détruit par les «colonnes infernales » républicaines en 1794, il décide d’organiser, contre vents et marées, un grand spectacle qui fasse revivre les drames de la guerre de Vendée.
Succès foudroyant. Accouchée dans la douleur en 1978, la Cinéscénie rencontre un succès foudroyant, qui débouche sur la création d’un parc à thème de 55 hectares en 1989, le Grand Parc du Puy du Fou, lequel reçoit en 2012 le Thea Classic Award du meilleur parc du monde, à Los Angeles. « Avec cette reconnaissance internationale, le regard sur le Puy du Fou a commencé à changer », se souvient Nicolas de Villiers, président du parc depuis 2003. Aujourd’hui, trente-deux ans après sa création, il se classe au troisième rang des parcs à thème français, derrière Disneyland Paris et le Parc Astérix, avec 2,3 millions de visiteurs annuels. En 2019, il a enregistré 109,5 millions de chiffre d’affaires. Pas de subventions publiques, du moins en France. « En quarante-trois ans, on n’a jamais demandé un centime d’argent public», affirme fièrement Laurent Albert, son directeur général. Une promesse de Philippe de Villiers lors du lancement de la Cinéscénie. L’indépendance financière est l’un des principes fondateurs des irréductibles du bocage.
Pourtant, le Puy du Fou demeure l’un des parcs les moins chers de France: 37 euros par adulte pour une journée contre 45 euros au Parc Astérix et jusqu’à 89 euros en haute saison à Disneyland. Dans les allées, pas de débauche de boutiques : il n’y en a qu’une seule dans le Grand
Parc. Ce qui ne l’empêche pas d’investir : plus de 20 millions d’euros par an en moyenne ces dix dernières années, des montants très importants pour le secteur. À lui seul, le parc de Tolède représente un investissement de 183 millions, financé essentiellement sur emprunts et fonds propres. Saga, le spectacle chinois, a coûté jusqu’ici 76 millions d’euros.
La botte secrète? «Nous avons voulu garder l’esprit de l’association », assure Laurent Albert. La SAS (société par actions simplifiée) qui gère le parc est détenue par deux associations : l’Association pour la mise en valeur du château et du pays du Puy du Fou, qui se charge de la Cinéscénie (53 %), et Puy du Fou Stratégie, qui gère les droits d’auteur et les royalties auxquels ont renoncé Philippe et Nicolas de Villiers, auteurs des scénarios de tous les spectacles. Qui dit associa
tion dit absence d’actionnaires et de distribution de dividendes. « L’entreprise peut réinvestir ses bénéfices tout en restant très compétitive », déclare Laurent Albert.
Autre particularité du parc : l’utilisation et le développement du savoir-faire interne. De l’écriture du scénario à la création des costumes et des décors en passant par la composition de la musique, la majeure partie de la conception des spectacles est réalisée par les équipes du Puy du Fou. Les scénaristes lancent une idée, les équipes s’emploient à la mettre en oeuvre, quitte à vendre ensuite des brevets. Ce fut le cas des Néopters, des drones utilisés de nuit dans la Cinéscénie pour porter des bougies ou des drapeaux. Dans le même temps, tout est organisé pour attirer le chaland et le garder le plus longtemps possible : le Grand Parc compte plusieurs hôtels et assure le transport des clients en bus à partir des aéroports.
Pour espérer être recruté, mieux vaut être polyvalent. Le maîtrechien est aussi cavalier, le maître d’armes, cascadeur, un acteur joue souvent plusieurs rôles dans le même spectacle. Pour Antoine Besse, responsable du Théâtre des Géants – qui accueille le spectacle Le Dernier Panache, consacré à Charette, héros de la guerre de Vendée –, on est acteur à 250 % au Puy du Fou, « sinon, cela ne passe pas ». « On n’entre pas facilement chez nous, renchérit David Nouaille, directeur général adjoint, chargé de la communication et du marketing, et on peut en sortir vite: l’engagement est primordial. » Même si les salaires ne sont pas réputés très élevés.
Cascade et couture. Cette organisation doit beaucoup à la professionnalisation progressive des bénévoles. La plupart des cadres ont débuté très jeunes à la Cinéscénie comme bénévoles, puis ils ont trouvé à s’employer dans le parc, d’abord en CDD puis en CDI. Ils ont appris leur métier sur le tas et ont fréquenté l’Académie junior, cette école des arts du spectacle qui, depuis 1998, forme les jeunes, dès 12 ans, aussi bien à l’équitation qu’à la cascade ou à la couture.
Ici, la culture d’entreprise est particulièrement forte. On ne dit pas « Monsieur le président », mais « Nicolas ». « Il y a des chefs, une vraie hiérarchie », nuance Erwan de la Villéon, responsable du Puy du Fou Espagne et l’un des rares gradés à ne pas avoir commencé enfant dans la Cinéscénie –il n’est arrivé qu’en 2014. «Le boss, c’est Nicolas. Mais l’autorité, la liberté et la générosité, ce n’est pas incompatible et cela donne
d’excellents résultats, la preuve. » Mais celui qui est passé par Normale sup et HEC le reconnaît : « Ici, il y a plus de coutumes que de lois. Tu adhères à l’esprit de la maison ou pas. C’est la marque d’un lieu libre. Le Puy du Fou est comme une ville franche : on ne travaille pas pour engraisser l’actionnaire ; notre seul maître, c’est le public. »
Et pour souder les équipes, rien de mieux que le développement permanent. « Le défi est notre culture. Le pari, notre risque », aime à dire Philippe de Villiers. Ce qu’Erwan de la Villéon traduit ainsi: « Ici, à Tolède, on est sur le mode “couteau entre les dents”. Quand une entreprise a une identité très forte, une vision très précise, le coeur passe avant le portefeuille. » D’après la direction, l’esprit du lieu toucherait aussi les saisonniers, dont 85 % reviennent d’une année sur l’autre. « Venir chez nous, c’est être certain que l’on va progresser », assure Florent Monnereau, maître d’armes.
Cette dynamique ne risque-t-elle pas de s’essouffler? Que se passerait-il si les 4 300 bénévoles déclaraient forfait ? Beaucoup d’anciens piliers de l’association ne sont plus là… C’est dans l’espoir de renouveler les troupes et de conserver l’esprit maison qu’après l’Académie junior a été créée la Puy du Fou Académie, une école puis un collège hors contrat où les enfants étudient le matin et reçoivent un enseignement artistique l’après-midi. À l’étranger, pourtant, tout le monde est salarié. Ce statut sera-t-il compatible avec l’esprit « puyfolais » ? C’est le défi de demain
■
« On ne travaille pas pour engraisser l’actionnaire ; notre seul maître, c’est le public. » Erwan de la Villéon, responsable du Puy du Fou Espagne