Cette cigale magique qui envahit l’Amérique
La côte est des États-Unis vit une déferlante de plusieurs milliards de Magicicada sorties de terre après dix-sept ans de sommeil.
Q uiconque s’est plaint du confinement devrait se mettre, un instant, à la place de la cigale périodique. Et, en particulier, de la Couvée X, qui passe dix-sept ans sous terre. Dix-sept ans à se nourrir du suc des plantes (« une sorte de smoothie », selon Brian Lovett, entomologiste et mycologue à l’université de Virginie-Occidentale), avant d’émerger pour remplir l’unique objectif de sa vie d’adulte : copuler et se reproduire, avant de mourir. « Chez vous, elles font partie de la culture. Ici, elles font la une pendant quelques semaines, puis tout le monde les oublie », se désole John Cooley, de l’université du Connecticut. C’est un peu le Monsieur Cicada de la communauté scientifique. Son identifiant Twitter est Teamcicada, il a cofondé le site Cicada Mania et l’appli Cicada Safari de science citoyenne – où l’on peut poster ses photos pour les cartographier –, qui suscite une participation enthousiaste. Après un an passé à parler du Covid et de Donald Trump, l’est des États-Unis se passionne pour ces cicadas conçues en 2004. « Cette année, je n’ai pas pu emmener mes étudiants sur le terrain, raconte Daniel Gruner, entomologiste à l’université du Maryland. Alors, pour les occuper, j’ai pensé aux cigales. »
Un beau jour de la mi-mai, au bout de dix-sept ans et quand le sol atteint 64 °F (environ 18 °C), la cigale périodique sait qu’il est temps de sortir. « C’était une option, mais les élèves se sont pris au jeu, poursuit Gruner. Armés de thermomètres géants , ils ont mesuré la température du sol. » La moyenne entre les minimales et les maximales doit atteindre 18 degrés trois jours de suite. À ce moment précis, la cigale sort par un tunnel, se défait de son exosquelette, monte sur une branche et se met à « cri-crisser » pour, selon la presse, « atteindre le niveau sonore d’une tondeuse à gazon ». Cette année, des températures anormalement basses ont refroidi les cigales, sorties en retard, après les examens. « Mais les étudiants ont continué de m’écrire, pris de passion. Il faut dire qu’ils ont presque le même âge qu’elles », ajoute Gruner. Ils ne sont pas les seuls à être obsédés par les cigales.
Il y a, pour commencer, les oiseaux, « que toute cette nourriture rend un petit peu fous », explique Marianne Alleyne, de l’université de l’Illinois. À Washington DC, épicentre de la plaie biblique, les chiens les croquent, les écureuils engraissent. Le bruit est par endroits assourdissant sur le Mall, avec d’un côté le Capitole, théâtre d’une autre invasion, le 6 janvier – celle des partisans de Trump –, et de l’autre, le Monument, obélisque de 169 mètres de hauteur.
Accidents. Au sol, des myriades de trous trahissent les tunnels. Les troncs des plus vieux arbres sont constellés de coquilles orange abandonnées par leurs propriétaires, qui craquent sous le pied quand elles tombent. Les cigales, qui passent un mois à l’air, n’investissent pas dans les techniques de survie. « Elles ne volent vraiment pas très bien, donc elles peuvent vous foncer dessus », détaille Marianne Alleyne. Une balade se traduit par une invasion dans les cheveux, sur le jean et les épaules. Alleyne étudie la surface hydrophobe des cigales sur laquelle l’eau glisse, ce qui les débarrasse des bactéries. Un système bien plus abouti chez nos cigales annuelles, mais il ne faut pas trop en demander aux périodiques, qui «s’en fichent un peu». Leur seule stratégie consiste à sortir en bande de plusieurs milliards.
Elles surexcitent aussi les chercheurs, en faisant exploser les compteurs. Oublions nos cigales annuelles, qui passent deux ans sous terre. « Des 4 000 espèces au monde, moins de 10 restent aussi
Une cigale qui « cri-crisse » peut atteindre le niveau sonore d’une tondeuse à gazon.
longtemps enterrées, dont 7 en Amérique du Nord », souligne John Cooley. Quant à la Couvée X, d’après Brian Lovett, « on l’appelle la Grande Couvée de l’Est parce que c’est la plus étendue, de la Géorgie à New York en passant par l’Illinois. » À Cincinnati, dans l’Ohio, une cigale a sauté au visage d’un conducteur, qui s’est écrasé contre un poteau (il va bien, mais la voiture est bonne pour la casse). « Elles existent depuis des dizaines de milliers d’années et leur localisation correspond à d’anciennes zones glaciaires, qui ont aussi influé sur le moment de leur sortie », poursuit Lovett. Par rapport à 2004, cette émergence est contrariée par l’urbanisation croissante. D’où l’importance de cartographier les cigales.
Woodstock des entomologistes. En réalité, on ne sait pas grand-chose sur elles. « Parfois, le sol est à 18 degrés mais elles attendent, décrit Gruner. On pense qu’elles guettent une bonne pluie chaude. Comment communiquent-elles? S’écoutent-elles ? Y a-t-il des indices chimiques dans les sucs ? Et comment savent-elles que ça fait dix-sept ans ? » Gruner n’était pas spécialiste, mais a été accueilli par la communauté d’experts, qui organise des week-ends sous la houlette de John Cooley. On ignore ce qu’ils font, mais ils ne s’adonnent sûrement pas à la mode qui consiste à les manger. Les Amérindiens les ont toujours consommées. Un restaurant laotien les propose en salade, un mexicain, en tacos. Cooley désapprouve : « C’est comme ça que les pigeons voyageurs ont disparu. Cet insecte a vécu dixsept ans sous terre pour arriver à ce moment. L’idée qu’il atterrisse dans mon assiette, juste parce que ça m’amuse, ne me plaît pas. » À chaque émergence, des chefs l’appellent d’Asie pour en rapporter des camions entiers, il s’y oppose avec véhémence. On ne lui révélera pas que certains, dans son club, nous ont avoué avoir essayé.
Car contrairement au politologue injoignable, le spécialiste des cigales périodiques parle aux journalistes : son heure de gloire survient tous les dix-sept ans, il en profite. Sur les cinq contactés, deux appellent immédiatement, dont un qui écrit : « Je peux, mais tout de suite, car j’ai une autre interview dans onze minutes. » Il ne sera jamais joignable. L’émergence de la cigale périodique, c’est, comme son beau-frère l’a dit à Alleyne, le « Woodstock des entomologistes ». Elle ajoute : « En 2024, dans l’Illinois, émergeront à la fois la Couvée X et la Couvée XIII, qui reste treize ans sous terre. Ce sera notre Burning Man», un festival artistique délirant qui a lieu chaque année dans le désert du Nevada avec sexe, alcool et drogues diverses.
Si c’est ce qu’envisage Marianne Alleyne, ce ne sera pas si éloigné du comportement de la Magicicada, qui vit pour une orgie. Une fois dehors, elle s’hydrate, mais se nourrit peu. En revanche, pour ce qui est de la drogue, elle n’est pas la dernière à en profiter.
Effet psychédélique. C’est le sujet de Brian Lovett, qui étudie le Massospora cicadina, champignon psychédélique qui l’infecte. « On le connaît depuis le XVIIIe siècle, mais c’est quand même très bizarre », admet-il. Il est très peu étudié puisqu’il n’apparaît que tous les dix-sept ans. Il contamine les nymphes mâles sous le sol, les laisse se développer, mais une fois à l’air libre, les rend totalement lubriques. « Ce qui est fascinant, développe Lovett, c’est qu’il les prive de libre arbitre et se sert d’eux comme véhicule, il les manipule. » L’arrière de leur corps est remplacé par « une sorte de bouchon blanc », mais en se frottant à d’autres cigales, ils répandent l’infection. «Le champignon produit une substance proche de la cathinone, présente dans le khat, détaille Lovett. Ça les pousse à continuer à copuler, même après avoir perdu la moitié de leur corps. » Du sexe effréné sous LSD ? « Non. Certaines cigales annuelles sont sous l’emprise de la psilocybine, principe actif du champignon hallucinogène. Mais pour la Magicicada, c’est une amphétamine.» Avant une fin digne de La Grande Bouffe, qui vaut bien les flots d’encre qu’on lui consacre
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« Les Magicicada sont sous l’emprise d’une amphétamine. » Brian Lovett