Xavier Jaravel, le jeune économiste qui dynamite les idées reçues
En exploitant le big data dans ses recherches, le Meilleur jeune économiste 2021, membre du Conseil d’analyse économique, offre un regard neuf sur l’inflation ou l’impact sur l’emploi du commerce avec la Chine.
Il rêvait d’avoir une influence sur les politiques publiques. À 31 ans, Xavier Jaravel a été désigné meilleur jeune économiste par le Cercle des économistes et Le Monde. Cet ancien étudiant à Sciences Po Paris a choisi de se concentrer sur cette discipline lors de son année d’échange à Harvard, aux États-Unis. Élève brillant, il est rapidement devenu assistant de recherche dans cette université, puis au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Après un postdoctorat à Stanford, il est nommé professeur à la London School of Economics. Attaché à la France, Xavier Jaravel a posé ses valises en 2021 à Paris pour une « année sabbatique » à l’Inspection générale des finances. Une preuve que la haute administration française sait s’ouvrir à la recherche. Il fait désormais partie du Conseil d’analyse économique, l’organisme indépendant chargé de conseiller le gouvernement sur les questions économiques.
Le Point: Expliquez-nous l’originalité de votre approche…
Xavier Jaravel:
Il existe une distinction usuelle entre la microéconomie et la macroéconomie. La macroéconomie s’intéresse aux grands phénomènes comme l’inflation ou la croissance, souvent via des outils théoriques. La microéconomie, elle, se focalise sur les liens de cause à effet entre deux phénomènes économiques en analysant des données. Cette distinction est un peu artificielle. J’essaie d’utiliser le big data, qui révolutionne non seulement le secteur privé, mais aussi l’économie en tant que discipline, afin de récolter des données très fines et de les appliquer à l’échelle macroéconomique. Par exemple, on peut suivre l’ensemble des individus grâce aux registres fiscaux ou, pour les entreprises, aux registres des douanes. J’ai appliqué cette méthode à plusieurs thèmes: l’innovation, les inégalités, le commerce international et l’inflation.
Vous avez étudié les conséquences de l’automatisation de l’emploi. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, elle ne serait pas si négative?
Avec mes coauteurs, nous avons étudié les investissements des entreprises dans les technologies d’automatisation, notamment les robots, en France. Nous nous attendions à trouver des destructions d’emplois dans les entreprises qui automatisent le plus. Celles-ci ont, au contraire, augmenté leurs effectifs. Cela pourrait refléter une simple corrélation. Par exemple, si la demande pour tel ou tel produit progressait, cela ferait augmenter les emplois nécessaires pour le fabriquer, tout en incitant à l’automatisation, parce que les entreprises voudraient produire davantage. Ce ne serait pas l’automatisation qui serait à l’origine de l’augmentation du nombre d’emplois. Nous avons donc appliqué une méthode statistique pour isoler une véritable causalité entre automatisation et créations d’emplois. Nous avons répété notre étude de nombreuses fois, sous différents angles, dans plusieurs secteurs comme l’automobile ou l’agroalimentaire.
Comment interprétez-vous ce résultat surprenant?
Intuitivement, on pense que les tâches opérées par des humains seront effectuées par des machines. En réalité, en étant plus productive, une entreprise automatisée devient plus compétitive et étend ses parts de marché par rapport à d’autres. L’augmentation du nombre d’emplois que nous mesurons n’est pas limitée aux emplois d’ingénieurs et de personnels très qualifiés. Appliquée seulement en France, une taxe sur les robots reviendrait donc à se tirer une balle dans le pied. Le consommateur ira se fournir en produits moins chers, car fabriqués avec des robots ailleurs dans le monde. En revanche, nos travaux ne disent rien des conséquences de l’automatisation sur l’emploi au niveau mondial.
Un consensus s’est imposé pour estimer que l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 avait été très néfaste pour les emplois des pays développés. Qu’en est-il vraiment?
Rappelons d’abord les ordres de grandeur. Quand le consommateur dépense 100 euros en France, 30 euros partent à l’étranger via les importations. Mais, sur ces 30 euros, seulement 2 vont vers la Chine. Une étude de Clément Malgouyres a chiffré la perte d’emplois à 100 000 entre 2000 et 2007, après que la Chine a rejoint l’OMC. Un chiffre qui ne tient pas compte des opportunités d’exportations vers la Chine ouvertes pour la France. En ce qui me concerne, j’ai comparé les pertes d’emplois aux gains de pouvoir d’achat pour les consommateurs aux États-Unis. Pour l’Hexagone, la Banque de France a obtenu des résultats similaires aux miens. L’augmentation du commerce avec la Chine a généré 30 milliards de gains de pouvoir d’achat pour les Français chaque année. Trente milliards de gains pour 100 000 emplois, cela porte à
300 000 euros le gain global par emploi détruit. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces gains de pouvoir d’achat sont assez bien répartis entre les ménages, quel que soit leur niveau de revenus. Le problème, c’est qu’ils sont très diffus alors que les pertes d’emplois sont très concentrées. L’Europe pourrait utiliser son fonds d’ajustement à la mondialisation beaucoup plus largement pour indemniser les perdants, comme aux États-Unis, qui disposent d’un dispositif similaire dont le budget est sept fois plus important.
Vous avez étudié les prix. Les Français ont souvent l’impression que l’inflation est plus forte que ce que montrent les chiffres officiels. Comment analyser ce décalage?
Pour calculer l’indice des prix, l’approche classique consiste à réunir des paniers de biens avec des catégories assez larges comme l’alimentation, l’électronique, etc. Avec cette méthode, l’inflation en fonction des catégories de ménages semble assez similaire, car la composition de leur consommation n’est pas si différente. Mais, lorsqu’on regarde plus finement chaque produit grâce aux codes-barres, la consommation et les variations de prix se révèlent différentes. Par exemple, aux États-Unis, les bières artisanales sont consommées par les personnes à hauts revenus, alors que les personnes plus modestes achètent des bières de grande consommation au supermarché. Empiriquement, le prix des bières artisanales augmente moins que celui des bières de supermarché. Cela s’explique par la hausse des inégalités des revenus, qui stimule la demande pour les bières artisanales, ce qui incite des entreprises à entrer sur ce marché et fait diminuer les prix. À l’inverse, la stagnation de la consommation des ménages modestes a tendance à faire augmenter les prix pour les produits d’entrée de gamme. De manière générale, les ménages américains à bas revenus subissent une inflation plus élevée.
En France, 20 % des ménages subissent également une inflation plus importante. On n’a pas de résultats définitifs, mais ce phénomène d’inflation différenciée en fonction des revenus semble toutefois moins marqué. Probablement parce que les inégalités sont stables.
« Nous nous attendions à trouver des destructions d’emplois dans les entreprises qui automatisent le plus. Elles ont, au contraire, augmenté leurs effectifs. »
Vos recherches ont mis en évidence que l’innovation était souvent le fait de personnes issues de milieux aisés…
Nous avons suivi des trajectoires individuelles pour voir qui sont les grands inventeurs aux États-Unis, en regardant, entre autres, les brevets déposés. Nous sommes en train de le refaire pour la France. À niveau de maths élevé et comparable, vous avez dix fois plus de chances d’être innovateur si vous êtes issu d’une famille aisée. Même au sein des plus aisés, avoir des parents ou des proches innovateurs joue sur votre capacité à le devenir vous-même. Cela s’explique par l’influence du milieu sur la capacité d’un individu à se projeter dans les métiers de l’innovation. Nous mettons aussi en exergue des différences territoriales, par exemple entre l’Isère et la Haute-Savoie. L’Isère abrite davantage d’innovateurs, ce qui s’explique par leur présence plus forte dès le départ, à Grenoble, notamment. C’est une mauvaise nouvelle du point de vue de l’égalité des chances, mais cela veut dire aussi qu’il reste un réservoir de talents à mobiliser pour augmenter l’innovation et donc la croissance.
Que faire alors?
Il faut offrir à tous les jeunes à potentiel les clés pour leur donner envie d’innover, leur faire comprendre comment fonctionne l’écosystème d’innovation existant. Cela pourrait passer par du mentorat, les stages de 3e, des programmes centrés sur les zones d’éducation prioritaire, etc. Une stratégie nationale d’innovation « par tous » coûterait à peu près 100 millions d’euros par an, pour un potentiel de hausse de la croissance du PIB de 5 milliards chaque année à un horizon de cinq à dix ans
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