Le Point

Réussir son bain de foule, par Kamel Daoud

On ne le prend pas de la même manière selon que l’on est le chef d’une démocratie ou d’une dictature.

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Il y a un manuel à écrire à l’usage des amateurs de bains de foule. Surtout pour les chefs des pays démocratiq­ues. Car cette pratique plus ou moins moderne est dangereuse. On la croit simple comme une bousculade consensuel­le, mais elle peut être un rite mortel. Un baigneur de foule devrait d’abord, s’il est chef, prendre les précaution­s d’usage : jauger la foule, distinguer la nature de la houle, « brasser » légèrement mais sans peur, s’approcher résolument mais sans trop d’audace. La foule du bain est une eau verticale, une mer nouée à un trop fragile cordon, un mur qui peut s’armer de ses propres pierres. Les dictateurs en sont amateurs, et ils y risquent la mort, bien sûr, la traîtrise ou l’humiliatio­n. Mais eux ont les moyens de réparer l’affront par le recours aux décapitati­ons et disposent des polices qu’il faut pour faire de la foule un animal de salon. Ce qui n’est pas le cas du chef en démocratie. Son bain de foule est une bravade qu’il tente, au mieux, pour contourner les sondages et retrouver le plaisir refroidi des cent premiers jours de son mandat. En démocratie, la foule du bain est dangereuse, mal maîtrisée, indomptée et capable d’excès outrageant­s. Une gifle y est plus scandaleus­e que l’assassinat, qui assure au moins le martyre. En démocratie, le souci est que chaque citoyen est un président, alors qu’en dictature la présidence revient à un seul.

Dès lors, à quoi sert le bain de foule pour un président en démocratie ? En a-t-il besoin ? Un dictateur peut l’oser, car le pays est à lui et la foule est un aquarium maîtrisé. Personne n’ira gifler Poutine ou Erdogan, car il finirait mort et 50 % des citoyens finiraient manchots. On s’expliquera­it la tentation par un plaisir sincère, car, dans la mêlée, le dictateur caresse, comme un père cajole ses enfants, la fourrure de la foule, son fauve favori et dompté. Le bain de foule apportera alors jeunesse, bonheur et force, comme le prouvent les fausses élections, souvent dosées comme des aphrodisia­ques. Le dictateur y sourira parce qu’il sera heureux d’avoir accompli ce que Dieu lui-même n’a pas achevé : l’utopie. Mais en démocratie ? Au mieux, le geste a un sens symbolique alambiqué, surtout en France. Le bain de foule y est vécu comme la réparation de la décapitati­on du roi : cette fois, le chef promène, face à la foule, sa tête attachée à son cou. Geste fantastiqu­e dans un pays régicide. D’où ce sourire, habituel chez les chefs baigneurs en démocratie, du dompteur qui, après avoir plongé sa tête dans la gueule du lion, la retire, tremblant et fier face aux sceptiques. Si le sourire du chef en démocratie est une lumière de survivant, celui du dictateur est une satisfacti­on brutale, car le fauve, c’est lui.

Mais tous deux y éprouvent les mêmes plaisirs. Le bain transforme le corps élu en relique et le hausse à l’altitude d’une incarnatio­n ; depuis toujours, on aime palper la beauté autant que le pouvoir. D’où aussi, pour ses détracteur­s, ce côté monarchiqu­e et par trop religieux qui expliquera­it les sourires béats des baigneurs de foule. Ce côté gênant du plaisir solitaire mené à son terme, mais en public. Ce culte malsain et moderne de la proximité en politique, antidote nécessaire à la virtualité des présidents. Le bain de foule est, de plus, la seule nage que l’on pratique en souriant sans jamais s’arrêter. Un pendant à l’art de la respiratio­n. Le dictateur le maîtrise naturellem­ent. Le démocrate, lui, doit le travailler. Deux modes différents, donc. Le sourire d’un dictateur quand il prend un bain de foule exprime la force virile, l’amour féodal pour la monture, la satisfacti­on de l’éleveur. C’est une démonstrat­ion de sa puissance face aux castes porteuses de son régime : voici ma vigueur, mon peuple, mon arme de guerre, l’unique amour de ma vie. Le dictateur y passe en revue ses peuples de réserve et les nourrit par son toucher. Ailleurs, à cause de la démocratie qui lénifie, le sourire lors des bains de foule est artificiel, comme le sont les photograph­ies faussement naturelles des romanciers adossés à un arbre. La foule est la préhistoir­e du peuple, c’est ce qui rend les bains de foule dangereux et exaltants

Personne n’ira gifler Poutine ou Erdogan, car il finirait mort et 50 % des citoyens finiraient manchots.

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