Soutanes, latin et CAC 40…
La communauté Saint-Martin en Mayenne suscite les vocations des prêtres et étend son influence.
Tous les matins que Dieu fait, dans le réfectoire de l’imposante abbaye d’Évron, accolée à la basilique Notre-Dame de l’Épine, plantée au coeur de la Mayenne, une centaine de jeunes hommes, visages froissés, traces d’oreiller encore visibles sur les joues, petit-déjeunent en écoutant l’un des leurs scander à voix haute et recto tono – sur une seule note, comme à la messe – les écrits du pape François. À sept heures moins cinq – rien ne peut déranger cet horaire –, les séminaristes de la communauté Saint-Martin, certains vêtus d’une soutane noire, les autres d’un costume et d’une cravate, se mettent à piocher, à l’unisson, dans les paniers débordant de larges tranches de pain de campagne, qu’ils agrémentent, au choix, de confiture ou de miel d’Enfer (du nom de la localité du Vexin où il est produit). Rien ne vaut l’immuable rituel d’un premier repas roboratif avant de commencer une longue journée d’étude et de prière.
Cependant, et c’est singulier, en ce matin du vendredi 25 juin 2021, ils sont treize à manquer d’appétit. Treize garçons, angoissés, excités et joyeux, tout cela à la fois, l’estomac verrouillé, avec cette sensation très nette d’achever les derniers instants d’une vie avant d’en commencer une autre. Cinq
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« La soutane, c’est comme un bleu de travail ! L’Église catholique est devenue si discrète dans la société… » Don Louis-Hervé Guiny
heures plus tard, au sortir d’une grandiose messe d’ordination, célébrée sous les yeux de leurs familles et de leurs amis, ces treize-là sont devenus des prêtres. Le lendemain, au même endroit, à la même heure, treize autres camarades ont emprunté le même chemin. Ces vingt-six nouveaux prêtres, habilités à dire la messe et à administrer des sacrements, sont issus de la maison de formation de la communauté Saint-Martin. Les « Saint-Martin » représentent cette année près du quart des prêtres ordonnés dans l’Hexagone: ils sont donc, et de loin, le premier séminaire de France. « Cette communauté attire de nombreuses vocations alors que les séminaires diocésains traditionnels sont désertés, assure Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions. Cela lui donne une force immense car le recrutement de prêtres, c’est l’angoisse numéro un de l’Église. »
Cette prédominance n’allait pas de soi. La communauté Saint-Martin, association de prêtres et de diacres séculiers, a été fondée à Gênes, en 1976, par l’abbé Jean-François Guérin, sous la protection du très conservateur cardinal Siri. Dans une Église post-concile Vatican II (qui interdit les messes en latin, modernise et simplifie les rites, instaure la liberté religieuse), les deux hommes de foi, sans jamais songer à rompre avec le Saint-Siège, revendiquent des options liturgiques traditionnelles, mal vues par l’épiscopat français. En 1993, l’abbé Guérin rentre en France. Il décède douze ans plus tard, trop tôt pour assister à la revanche des Saint-Martin, les anciens parias… Don Paul Préaux (l’appellation « don » remonte aux années italiennes), 56 ans, modérateur général depuis 2010, qui, adolescent, a rencontré le Christ lors d’un pèlerinage familial à Piacenza, se cache pour sourire quand il songe à ce revirement inattendu du destin. Le «patron» de cette communauté de 168 frères, soucieux de ne pas déclencher de jalousies au sein de l’Église, n’a que la modestie et l’humilité pour éléments de langage officiel.
Même si les évêques de France réclament tous des frères Saint-Martin pour animer leurs diocèses. La communauté est active de Douai à Gap en passant par Mulhouse et Sarcelles, ainsi qu’à Cuba, en Allemagne et en Italie… Les Saint-Martin sont implantés dans des lieux en vue de la religion catholique, comme le sanctuaire de NotreDame de Lourdes ou celui de Montligeon. En septembre, ce sera la consécration avec l’envoi d’un frère au Mont-Saint-Michel, pour une mission exploratoire. Avantage comparatif certain : la jeunesse. Âgés en moyenne de 40 ans, les Saint-Martin offrent une image plus glamour que des prêtres proches de la retraite. « Nous sommes au service des évêques pour les missions qu’ils veulent bien nous confier », explique don Paul Préaux.
Foot et prières. Au premier abord, l’abbaye d’Évron ressemble à un internat de garçons, à l’atmosphère un peu british, avec une salle commune débordant de jeux de société, un billard français et des élèves qui virevoltent en parlant fort, se gavent de chocolat Nestlé Dessert et de baguette au goûter, regardent les matchs de foot… Oui, mais ces jeunes gens commencent invariablement leurs journées par une oraison à la chapelle, assistent quatre heures par jour à des cours de théologie ou de philosophie, écoutent religieusement le récit de la vie des saints pendant le déjeuner, respectent un temps de « lecture spirituelle » dans leur cellule, communient à la messe du soir,
avant de filer prier sous les étoiles, seuls, dans le grand jardin à la française, nez au vent et chapelet en main. «Nous proposons une formation exigeante dans une atmosphère bienveillante, où la joie de vivre et l’humour tiennent une place majeure, expose don Louis-Hervé Guiny, 48 ans, responsable de la maison de formation depuis 2004. Le but ? Former des prêtres qui ne soient pas tristes et coincés. Notre devise, c’est: prendre Dieu au sérieux sans se prendre au sérieux. »
Si la communauté Saint-Martin exerce une telle force d’attraction sur les candidats à la prêtrise, c’est grâce à ses choix disruptifs et assumés. Au nombre desquels : 1/ La vie en communauté. Le modèle du prêtre qui réside seul dans son presbytère glacé et se fait réchauffer ses raviolis en boîte le soir, très peu pour eux… « Pour les jeunes d’aujourd’hui, vivre la solitude est une épreuve difficile, certifie don Paul Préaux. Pour chaque mission, nous envoyons trois à quatre frères qui travaillent et habitent ensemble. » 2/ La mobilité. Les Saint-Martinchangent d’affectation tous les cinq ans. Leurs missions et leurs « publics » varient en fonction de la tâche qui leur est assignée (pastorale, en aumônerie, maison de retraite, sanctuaire, internat…) et de leur localisation géographique (banlieues difficiles, métropoles, territoires ruraux). 3/ Une identité catholique décomplexée, caractérisée par le port de la soutane noire. « La soutane reflète notre envie d’être visibles en tant que prêtres dans l’espace public et d’assumer ce que nous sommes, en restant ouverts aux autres et sans agressivité aucune, assure don Louis-Hervé Guiny. C’est comme un bleu de travail! L’Église catholique est devenue tellement discrète dans la société… alors que d’autres religions, l’islam en tête, n’ont pas peur des signes et du sacré. » Autres détails signifiants, à Évron, les messes se déroulent en latin et les séminaristes apprennent des chants grégoriens.
Antonin, 21 ans, achève sa deuxième année au séminaire d’Évron. Né dans une famille non croyante, ce Grenoblois a rencontré Dieu, enfant, presque par hasard, en suivant un copain catho à la messe. « J’avais cette envie de répondre à l’appel de Dieu mais je trouvais que l’Église, ce n’était plus trop ça, qu’elle était un peu tiède… Je recherchais un dépassement de soi que j’ai trouvé dans la communauté. » Le profil d’Antonin fait figure d’exception, tant le recrutement à Saint-Martin paraît monochrome : l’institution attire des jeunes bien nés, issus de familles pieuses et très nombreuses (avec une moyenne de cinq enfants par fratrie). Les garçons ayant grandi dans l’Ouest parisien, à Versailles ou dans les environs sont surreprésentés ; les enfants de militaires aussi, ainsi que ceux qui ont des origines aristocratiques. Les séminaristes ont des parcours divers : simples bacheliers, étudiants en médecine, en école de commerce, normaliens, historiens de l’art, etc. « Nous avons pour objectif d’ouvrir la communauté à des garçons issus de milieux sociaux plus simples », promet don Louis-Hervé Guiny, qui a longtemps rêvé d’une carrière d’officier.
Le modèle du prêtre seul dans son presbytère glacé qui se fait réchauffer ses raviolis en boîte le soir, très peu pour eux…