Contre le vote électronique
On ne lutte pas contre l’abstention avec une mesure qui désacralise le vote, lequel relève en France d’un rite républicain indispensable.
Face à l’abstention record au premier tour des départementales et régionales, chacun y va de son accusation ou de son remède magique pour expliquer ce piteux engagement démocratique et espérer raviver la flamme de la participation électorale. Une mesure sort du lot, défendue par de nombreux responsables politiques, le vote à distance, par correspondance, mais surtout par Internet. Comme l’a déclaré l’un de ses fervents partisans, Stanislas Guerini, délégué général de La République en marche, sur France Inter : « La République en marche avait dit les choses clairement sur le vote par Internet. Moi, je souhaite qu’on puisse le mettre en place dès le prochain quinquennat. Ça fait aussi partie des enjeux démocratiques.» L’argument est bien rodé : puisque nous consommons en ligne et que de nombreux services publics passent désormais par ce truchement, le vote doit lui aussi, enfin, se « moderniser ».
La numérisation du vote, pourtant, n’est pas une panacée. Au-delà des problèmes de confidentialité, au-delà par ailleurs des conflits d’intérêts évidents de certains des acteurs qui le défendent, comme l’entreprise Orange, au-delà enfin de sa contradiction avec le besoin des Français de se rencontrer après des mois de confinement, cette idée bat en brèche ce que le Sénat a appelé très justement, dans un récent rapport, un « rituel républicain ». Traiter le vote comme un acte aussi trivial qu’un achat en ligne, c’est évidemment le désacraliser et, donc, susciter l’effet inverse de ce qui est recherché.
Plus encore, c’est priver les citoyens les plus humbles d’un moment où leur égalité avec les plus nantis s’incarne concrètement dans une même démarche : un même isoloir et un même « a voté ! ». Personne ne l’a mieux dit que Victor Hugo, devant l’Assemblée législative, le 21 mai 1850 : « Il y a […] dans l’année un jour où le plus faible sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale, où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie ! Regardez l’ouvrier qui va au scrutin ; il y entre avec le front triste du prolétaire accablé, il en sort avec le regard d’un souverain. »
En France plus qu’ailleurs, où la société civile est peu dynamique et n’offre guère d’occasions d’expression et de participation aux Français, celles-ci se concentrent essentiellement dans le vote. C’est d’ailleurs pourquoi l’abstention y est si regrettable et même dangereuse. Comme l’écrivait déjà Alain-Gérard Slama dans L’ Angélisme exterminateur (Grasset, 1993): « [Aux États Unis, l’ abstentionnisme électoral] atteste l’ intériorisation des normes et la multiplicité des canaux permettant à l’opinion d’agir sur le système politique, à partir de positions économiques, sociales, esthétiques, étrangères à l’échiquier politique ; ici, il trahit, pour une part non négligeable, la logique qui conduit les minorités les plus cruellement déçues, et convaincues, à tort ou à raison, de l’impossibilité théorique de modifier le système de l’extérieur, à un rejet global de la règle du jeu. » C’est pourquoi, pour tenter de guérir l’abstention, il ne faut s’intéresser ni à l’offre ni à la demande, mais surtout s’interroger sur l’épineuse et récurrente question de la représentation politique, de sa justesse et de son efficacité
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Le vote en ligne, c’est priver les citoyens d’une égalité incarnée par un même isoloir, un même « a voté ! ».