Les troubles de l’élection
Conséquence de l’addiction au numérique, voter avec une main est plus fatigant que scroller avec un doigt.
On le découvre : le boycotteur d’élections. Mystère de la sociologie, avatar (passif) du nihiliste ancien, objet de la théorie du déclin et sujet de polémiques. Chacun investit cette figure de l’ombre de ses explications, et les enquêtes sont nombreuses sur cet être que l’on ne peut voir que par son absence, ses traces creuses et sa signature numérique dans un accélérateur de particules politiques de laboratoire. En voici une, de théorie : le clic. Variante pour exprimer l’acte de scroller, de s’abîmer dans les écrans, les réseaux sociaux, les avatars et la représentation alternative de soi, de surfer, de naviguer en mode astral. Selon cette piste, le contraire de voter, c’est donc cliquer. Partons sur une thèse expérimentale : à partir du moment où je peux m’exprimer directement, choisir mon avatar (variante de l’élu), crier, casser (numériquement), lapider et présenter mes griefs, ma colère et mes doléances, l’agora physique n’a plus de sens pour moi. Une connexion Internet me coûtera, selon cette démonstration, moins cher qu’un élu, et il suffit de se déconnecter pour dissoudre un forum au lieu d’attendre la fin d’une mandature indésirable. Autant que je sois moi-même mon propre élu, mon sénateur à vie, mon propre émeutier aux portes de l’Assemblée, mon avocat bénévole, le poseur d’une bombe de paresse paralysante.
Le boycotteur ne serait plus seulement un citoyen boudeur ou un guerrier mû par la passivité et le refus, mais un être de dissidence moderne, dangereuse et encore peu envisagée par les chasseurs politiques et leurs rabatteurs. Le boycott serait, dans ce cas de figure, les prémices de la naissance d’une a-citoyenneté universelle par défaut. Celle pour qui la frontière, l’enjeu identitaire et l’espacetemps seraient déplacés dans un autre univers à claviers. Un boycotteur trouvera, par cette évolution du corps, l’effort de voter avec une main plus fatigant que scroller avec un doigt. Et la bonne analyse serait de reconnaître un effet de frigidité politique chez l’électeur connecté, autant que l’on reconnaît celui de YouPorn sur la sexualité. Le problème, à une lettre près, serait celui des troubles de l’élection. Avec le même tableau dû à l’addiction au virtuel, le refus de l’engagement physique et la panique face à l’idée de l’acte.
Le boycotteur comme effet indirect de l’addiction au numérique? Comme dit plus haut, c’est une thèse, une piste de réflexion presque médicale. Négligée pour l’instant. On lui préfère les théories savantes, les projections de fantasmes scientifiques ou les a priori idéologiques. Par exemple, un boycott en dictature peut être un acte de courage, en démocratie, il est vu comme le signe d’une faillite de la relation avec le candidat, un bug des noces démocratiques habituelles. Alors que, peu à peu, on commence à soupçonner, dans le déni, la réalité la plus invraisemblable : les écrans ont détruit beaucoup de démocraties et ils peuvent encore le faire en vidant l’acte d’élire de son sens si laborieusement acquis au long des siècles. Le chroniqueur se souvient comment les films de science-fiction de son enfance imaginaient l’homme du troisième millénaire ou l’extraterrestre évolué : un être frêle à la boîte crânienne énorme, pour laisser croire à une évolution fantastique du cerveau et des capacités cognitives. Erreur des concepteurs : il fallait imaginer un être chétif, à la tête réduite à un port USB et à l’index énorme, comme celui d’un dieu accusateur et neurasthénique – les dieux étant de parfaits boycotteurs de notre humanité depuis qu’ils se taisent si scrupuleusement et ne désignent plus d’élus. Dans une autre série TV, plus lucide, des électeurs moqueurs élisent un avatar informatique pour transformer la démocratie en farce. Là, la prédiction est plus sérieuse. Et plus angoissante
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La bonne analyse serait de reconnaître un effet de frigidité politique chez l’électeur connecté, autant que l’on reconnaît celui de YouPorn sur la sexualité.