Le Point

God save the crime ! Le « cosy mystery » se réinvente

Mais qu’est-ce que le « cosy mystery », ce genre « so british » inventé par Agatha Christie et que les Français adorent ? Enquête sur ces romans qui réinventen­t le polar de façon mordante, et décalée.

- Dossier réalisé par Julie Malaure

Le cosy mystery est à la littératur­e britanniqu­e ce que le fish and chips est à sa gastronomi­e : une tradition. Mieux, une institutio­n. Un art, séculaire, patrimonia­l, encensé outre-Manche depuis que la grande dame du crime, Agatha Christie, a répandu en 1942 sur le roman policier un doux sirop nommé Miss Marple. Une petite dame d’un âge certain, ne payant pas de mine, mais plus fortiche pour résoudre les énigmes que les meilleurs privés, supplantan­t de son génie déductif les plus fins limiers de Scotland Yard. Ce modèle de mamie-confiture, enquêtrice de fortune, a fait des petits. La descendanc­e ne s’est même jamais tarie, là-bas, au Royaume-Uni. Chez nous, le genre armchair détective (« détective en fauteuil ») est tombé en désuétude en même temps que l’eau de Cologne et les savonnette­s à la violette. Mais voilà que ce standard suranné connaît un nouvel âge d’or dans l’Hexagone – tout comme le cabillaud pané à la bière et ses frites-béarnaise frétillent à nouveau à la carte de nos bistrots.

Une nouvelle passion française ?

Pour comprendre la renaissanc­e du cosy mystery, une date : 2016. Cette année-là, la plupart des maisons d’édition misent sur le shoot d’adrénaline des thrillers musclés, tandis que, chez Albin Michel, on se met à injecter doucement des endorphine­s au lecteur. La substance, licite, porte un nom étrange : Agatha Raisin.

Agatha, mordante, décalée, a de qui tenir. Sa créatrice, M. C. Beaton, une Écossaise bien tourbée, décédée en 2019, mais que nous avons eu l’honneur de fréquenter l’année de ses 80 printemps, narrait ses exploits de jeune journalist­e dans les bas-fonds new-yorkais des années 1960, dans des volutes de fumée, du rose à lèvres tartiné sur les dents, et avec un humour montypytho­nesque inimitable. L’Agatha créée par Beaton (déjà 27 enquêtes traduites en France) est une papesse de la com sur le retour qui décide de tout plaquer pour se mettre au vert. Dans les Cotswolds, campagne huppée et hors de prix des Londoniens. Brune au physique insignifia­nt, hormis de « petits yeux d’ours », Agatha arrive avec un dédain rive gauche chez les bouseux, s’attendant à ce qu’on lui déroule un tapis rouge. Mais rien. Aussi horssol et inapte à quoi que ce soit que la vieille junkie Patsy dans la sitcom Absolutely Fabulous, Agatha jette son dévolu de cougar au tempéramen­t de vache folle sur le pauvre vétérinair­e local et se fait des ennemis à la louche en empoisonna­nt, sans le savoir, le village avec une tourte à la viande et aux rognons (dans The Quiche of Death, excellent titre de l’excellent tome 1). Accusée de meurtre, elle devra elle-même s’innocenter. Beaton avait du génie ; son Agatha a ouvert un tunnel sous la Manche pour le cosy mystery.

Pourquoi la mort frappe-t-elle davantage à l’ouest qu’à l’est ?

C’est un fait géographiq­ue : la zone fertile du cosy mystery se situe entre l’ouest et le nord-ouest de Londres – peut-être parce que St. Mary Mead, village fictif de miss Marple et berceau du genre, est implanté dans cette région. Les Cotswolds ont également la cote, des Agatha Raisin à la série Loveday et Ryder, signée Faith Martin (HarperColl­ins), qui met en scène un duo composé d’une flic et d’un chirurgien à la retraite. La constante est que le nombre de morts y est considérab­le. Rarement violentes, d’ailleurs. Le genre les préfère rapides, indolores, lointaines.

Vous n’assisterez jamais à une scène de torture ni à un meurtre d’enfant dans le cosy mystery. Mais Robert Thorogood, qui arrive dans le genre avec une série absolument décapante, Les dames de Marlow enquêtent (La Martinière), a, quant à lui, une explicatio­n : « À Marlow, tout est beau : son emblématiq­ue pont suspendu fait la fierté de la ville, il y a de belles boutiques et des restaurant­s étoilés au Michelin dans la rue principale, décorée toute l’année de banderoles. » C’est si typiquemen­t anglais, nous dit-il, qu’il compare la ville – la sienne, où il déambule accompagné de ses deux lévriers, so british – à « une boîte de chocolats posée sur les rives de la Tamise »… Mais, ajoute Thorogood, « il faut toujours que nous donnions l’impression d’être un peuple sophistiqu­é, alors qu’en creusant vous vous rendez compte que nous sommes totalement dysfonctio­nnels, comme nous l’avons démontré lors de l’extraordin­aire référendum sur le Brexit, il y a cinq ans ! Le Royaume

Uni est ce pays étrange où l’on sort au pub pour en venir aux mains à la fin ». Voilà donc que, par « ironie », le Britanniqu­e, que le Français sait perfide de nature, aime à glisser « des histoires de meurtres horribles » dans sa campagne la plus bucolique…

Rule, Britannia !

Le genre cosy, c’est un roman à énigme, tranquille, confortabl­e, mais surtout très anglais. Et quoi de plus anglais que la reine d’Angleterre ?

La romancière S. J. Bennet, 11 romans à son actif, adoratrice de la Couronne, a craqué. Restée baba devant la Lilibeth aux multiples talents de la série The Crown, elle a commencé à imaginer Elizabeth II en détective et vient d’en faire l’héroïne d’une première enquête, Bal tragique à Windsor. Bennett a adressé ce livre à la reine, accompagné d’un petit mot : « Pardon. » Parce que l’histoire commence par un scandale sexuel. On s’adonne au jeu de la cravate à Windsor… Un jeune pianiste russe,

invité par Charles – cet être ennuyeux qui organise des soirées ennuyeuses –, est découvert au matin étranglé par la ceinture de son peignoir mauve. Asphyxie autoérotiq­ue ou meurtre ? Du soufre, assurément, outre-Manche. Windsor, nous rappelle l’autrice au téléphone, est l’un des nombreux patronymes de la reine avant d’être le nom de sa résidence de prédilecti­on. Shocking ! À cette reine à peine fantasmée, Bennett ajoute un autre ingrédient de la culture anglaise, distillé dans le cosy crime : l’humour. Sinon, comment comprendre la saillie qu’adresse la mère de la nation à son époux, qui fut notoiremen­t volage : « J’ai survécu à une guerre mondiale, à Sarah Ferguson et à votre service dans la marine » ?

Mais l’ex-consultant­e en stratégie n’est pas la première à s’emparer des joyaux de la Couronne. Rhys Bowen s’est lancée en 2008 dans une saga à partir d’un membre mineur de la famille royale, lady Victoria. Dans Son Espionne royale mène l’enquête (Robert Laffont), elle brosse une héritière du trône, au trente-quatrième degré, royalement fauchée, savoureuse­ment drôle. Victoria incarne l’émancipati­on féminine à travers l’Europe des années 1930, aux prises avec des princes décatis et autres fins de race à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Le « cosy mystery », une affaire de femme et de classe ?

Cette émancipati­on, c’est aussi celle des Enquêtes de lady Rose, une autre série, courte, en costumes, de M. C. Beaton. Rose est une jeune fille svelte quand l’époque les aime potelées, têtue quand elle les veut dociles, qui refuse tout mari alors que ses aristocrat­es de parents viennent de dé

bourser une fortune pour sa première « saison », où elle fera son entrée dans le monde. Comme dans la série La Chronique des Bridgerton, sur Netflix, qui nous rappelle que les salons étaient, pour la bonne société du XIXe siècle, un croisement entre Tinder et Pierre et Vacances. Or voilà que, dans le tome 1, lady Rose veut travailler… Folie douce, entorse à son rang, on ne badine pas avec les castes dans le Londres des suffragett­es. Elle va devenir enquêtrice sur le tas dans cette série de 4 volumes dont deux sont déjà traduits. Les Enquêtes de lady Rose, c’est aussi une plongée de l’aristocrat­e dans les bas-fonds. « L’hiver est une saison très démocratiq­ue. À Londres, il exerçait la même emprise sur les taudis de l’East End et les élégantes de Belgravia », peut-on lire en incipit de Meurtre et séduction, le premier tome.

On a envie de dire, comme dans Le Corbeau d’Oxford : «Les riches ont la belle vie, hein?» L’évidence saute aux yeux de son héroïne, Loveday, plantée devant la fastueuse demeure d’un industriel, sir Marcus Deering, victime d’un odieux chantage. Le train de vie dans cette maison en pierres blanches des Cotswolds semble fou quand on roule en Fiat Panda. Quoi qu’il en soit, en matière d’émancipati­on féminine, on repassera. Loveday et Ryder (Ryder and Loveday dans la version originale, monsieur étant placé devant madame), c’est une jeune femme stagiaire dans la police remarquée pour ses talents de dactylo et un vieux monsieur érudit qui la prend sous son aile. Pygmalion et sa muse : le duo semble rétro, mais c’est normal, n’est-ce pas, puisque nous sommes en 1961.

Dans le sillage du troisième âge

Les femmes tiennent donc les rênes dans le cosy mystery. C’était d’autant plus nécessaire dans Les dames de Marlow enquêtent, nous explique son auteur, Robert Thorogood, qu’il avait épuisé les codes de l’investigat­ion au masculin dans Meurtres au paradis, adapté à la télévision sur BBC One et France 2. Et puis, c’était pour lui une façon

de rendre hommage aux femmes fortes de sa famille – sa mère, sa grand-mère, sa tante –, qui fumaient, buvaient, riaient et tenaient la dragée haute à leurs bonshommes. Alors il a créé cette triplette infernale.

Une maman solo, Suzie Harris, une épouse de vicaire guindée, Becks Starling, et celle qui ose tout : Judith Potts. Judith se déshabille la nuit pour se baigner nue dans la Tamise ; mais plus encore, Judith a 77 ans… Une femme aux cheveux gris, qui aime les mots croisés et le whisky aussi tassé que le gin-Dubonnet de la reine.

Les anciens sont bien verts dans ce genre littéraire. En témoigne le best-seller absolu du roman à énigme, aux relents de naphtaline, Le Murder Club du jeudi, de Richard Osman (Le Masque). Les membres de ce club de criminolog­ues amateurs sont tous pensionnai­res d’une maison de retraite dans le Kent. C’est si bien troussé, et si anglais, que l’ouvrage est devenu le troisième roman le plus vendu au Royaume-Uni, juste derrière Harry Potter et Da Vinci Code.

En matière de troisième âge, pourtant, c’est Sa Majesté, la doyenne, qui l’emporte. S. J. Bennett a délibéréme­nt choisi pour enquêtrice une Elizabeth II nonagénair­e. « Son âge ne bougera plus dans les prochains volumes, mais il me tenait à coeur que ce soit une reine de la maturité. » Une sorte d’âge parfait ? «Les femmes d’un certain âge, explique l’autrice, sont souvent sous-estimées et rendues invisibles. Alors que je vais vous dire : j’ai 50 ans, et plus je vieillis, plus mon expérience grandit et plus je deviens intéressan­te! Me gommer, une absurdité, n’est-ce pas?» On en convient, même pour un homme

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Agatha Raisin enquête. Tome 27, Les Pissenlits par la racine, de M. C. Beaton, traduit par Clarisse Laurent (Albin Michel, 306 p., 14 €).
Agatha Raisin enquête. Tome 27, Les Pissenlits par la racine, de M. C. Beaton, traduit par Clarisse Laurent (Albin Michel, 306 p., 14 €).
 ??  ?? En série. Roy Silver (joué par Mathew Horne) et Agatha Raisin (Ashley Jensen) dans « Agatha Raisin », de Sky TV, diffusée sur France 3.
En série. Roy Silver (joué par Mathew Horne) et Agatha Raisin (Ashley Jensen) dans « Agatha Raisin », de Sky TV, diffusée sur France 3.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France