Le prix 2021 Le Point du Polar européen
Avec L’Eau rouge (Agullo), le Croate Jurica Pavicic remporte le prix « Le Point » du Polar européen. Portrait du lauréat et des finalistes.
L’Eau rouge, de Jurica Pavicic
Le cold case, en matière de polar, c’est toujours un peu la même rengaine. Une découverte fortuite, une rencontre hasardeuse et un enquêteur qui, des décenniesaprèsuncrime,semétamorphose en justicier. Il ouvre des archives poussiéreuses, remonte des généalogies plus torses qu’un chêne pluriséculaire et ne lâchera pas le morceau avant d’avoir coffré celui qui a fait le coup. Avec L’Eau rouge, Jurica Pavicic a choisi d’exploser les codes du genre et il a si bien réussi que, séance tenante, c’est son passé à lui qu’on a envie de fouiller. Croate, 56 ans, études d’histoire et de littérature, critique de cinéma : dans sa fiche signalétique, hors sa nationalité, rien qui rappelle ses personnages, les habitants d’un bled de la côte dalmate hantés par le souvenir de Silva, une ado de 17 ans dont ils n’ont jamais su si elle avait fugué ou si on l’avait assassinée.
Factices raisons de vivre. Puis on tombe sur une interview de Pavicic et on voit le rapport. Sa mère était prof, confesset-il, et son père, chimiste dans une usine qui a sombré avec la chute du mur de Berlin : parcours identiques à ceux des parents de la disparue. Et mêmes obsessions que les protagonistes de son livre, la Yougoslavie de Tito, la guerre, la déglingue économique qui s’ensuivit, et enfin la résurrection au prix d’un tourisme low cost dévastateur. Avec de tels ingrédients et deux scénarios de film à son actif, Pavicic aurait pu nous concocter un bon petit thriller pimenté à la sauce locale ; on aurait appelé ça le « polar paprika ». Mais il a bien plus de respect pour l’acte narratif. Son héros, c’est le Temps et il nous le décline dans tous ses états, heures immobiles d’avant le drame, semaines hagardes des recherches de l’ado rebelle, puis années rongées par le cancer du doute, tandis qu’immuables les saisons et les anniversairesdéfilent.Levillageetlafamilledeladisparuesedécomposent, se recomposent, se bricolent de nouvelles et factices raisons de vivre, répliquent en somme les soubresauts de l’Histoire, mais le lecteur voit passer ces trente-cinq ans à toute vitesse tant il s’attache aux personnages de cette fiction. En plus de donner vie, Pavicic donne voix. Phrases brèves, contours dessinés à la ligne claire sur fond de garrigues, golfes pas si clairs, HLM postsoviétiques et économie mondialisée : on les voit, on les sent, on les suit où qu’ils aillent pour tenter de retrouver Silvia ou au contraire la fuir, jusqu’à la dernière page, où ces décennies de quête en forme de jour sans fin s’évaporent comme un mauvais rêve. Et la vérité surgit, simple, nue, d’une évidence fracassante. C’est ça, l’art du roman noir. Et du roman tout court
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Traduit du croate par Olivier Lannuzel (Agullo, 360 p., 22 €).
« Parce que, aujourd’hui, elle sait. Elle sait ce qu’elle ne savait pas alors. Elle sait que ça a été la dernière soirée de leur vie normale. » (L’Eau rouge)