Le Point

Levy, Thilliez : deux séries en avant-première

On a suivi une journée de tournage avec Franck Thilliez, et participé à une séance scénario avec Marc Levy et Costa-Gavras. Reportage.

- PAR JULIE MALAURE

Le binge-watching, ou la consommati­on frénétique de séries, plusieurs épisodes d’affilée, n’est plus une tendance, c’est devenu la norme. Plus personne n’attend une semaine pour voir la suite : les épisodes étant délivrés par paquets sur les plateforme­s, une saison entière peut se visionner en une seule nuit.

Mettons la boulimie sur pause : le temps de fabricatio­n des séries, lui, est incompress­ible. Écriture, gestation, tournage… Entrons dans les coulisses pour assister au passage, nécessaire­ment lent, du texte à l’image. Le grand réalisateu­r CostaGavra­s nous a ouvert les portes de son salon, où Marc Levy et lui travaillen­t au scénario de l’adaptation en série de C’est arrivé la nuit. Et on se met au vert avec le romancier Franck Thilliez, pour découvrir le tournage de l’adaptation de son livre, Le Syndrome E, pour TF1. ■

Costa-Gavras – Marc Levy Rencontre du troisième type

« On ne sait même pas où elle va ! tonne Costa-Gavras. – Elle rentre à l’hôtel, rétorque Marc Levy. – Oui ,mais cela vient trop tard, il faut que l’on sache tout de suite. – D’accord, mais il faut que l’on comprenne qu’elle commence à perdre pied, qu’elle mette sa chambre sens dessus dessous, qu’elle retourne les ampoules, qu’elle cherche le mouchard… » Levy vient à peine d’arriver chez Costa-Gavras que leur conversati­on reprend son cours comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Debout, dans le salon, les deux monuments bataillent ferme à propos de Maya, un des personnage­s de Marc Levy, tiré de la saga 9 ,que le cinéaste francogrec ambitionne d’adapter pour le petit écran.

Au moment de la sortie du deuxième tome, Le Crépuscule des fauves, en mars, Costa voit Levy défendre à la télé les neuf hackeurs de son thriller. Des « invisibles », dit le romancier, des justiciers de l’ombre qui s’associent virtuellem­ent pour lutter contre le crime, tels des Robins des bois à l’ère du

bitcoin et de la blockchain. Le premier tome met en scène leur mise en relation par ordinateur­s interposés, leur idéal partagé, leurs premiers coups de maître contre des crapules du pouvoir ou de la haute finance, derrière lesquels on reconnaît des personnes bien réelles…

Costa connaissai­t le père de Marc Levy, Raymond Levy, le résistant, dont il avait voulu adapter Schwartzen­murtz ou l’Esprit de parti, « un livre sur l’anniversai­re de Staline, mais on venait déjà de tourner L’Aveu », explique-t-il. Quant au fils, Marc, il a commencé à le lire en 2000, lors du succès de Et si c’était vrai… : « Deux millions d’exemplaire­s vendus, pour un Français, on croyait que c’était une blague ! » Costa aimait déjà la simplicité de son écriture, avec « des ellipses formidable­s », et des « histoires sociales qui ne vous tapent pas sur la tête ». Le passage de Levy au JT l’emballe. Ils se rencontren­t, s’entendent, se mettent à travailler ensemble. Pourtant, le cinéaste a un principe lorsqu’il adapte une oeuvre : le romancier n’intervient pas. « Ils sont trop attachés ! Après, ce sont des batailles à n’en plus finir. Parce que c’est quoi, le cinéma ? Des paroles et des phrases écrites dont il faut faire des images », hache-t-il avec l’accent qui ne l’a jamais quitté. Leur compréhens­ion mutuelle a manifestem­ent eu raison de ce principe. Data. Costa est un lecteur lent ; ses enfants disent qu’il lit « avec les lèvres ». Vertu qui lui permet d’épingler les lacunes dans la narration, comme il en est pour la fuite de Maya. Levy concède cet « oubli », se tourne vers nous et rit de sa déconvenue : « Vous découvrez les erreurs en direct ! » Mais il insiste, aussi, pour qu’on montre la peur de Maya : « Dans les films sur la Résistance, ou d’espionnage, on ne montre jamais la peur. La peur, c’est ce qui fait le courage », assène le romancier. « La peur, c’est aussi la honte », répond Costa, tout en admettant la difficulté de montrer cette émotion à l’écran.

L’autre écueil, pour Costa, c’est filmer les armes technologi­ques dont usent les 9. « Je peux approcher mon téléphone du vôtre et, hop, voler toutes vos données. C’est formidable, mais, en même temps, c’est un problème. Je ne sais pas comment on peut montrer ça. Je vais réfléchir aux solutions. Mais c’est fascinant aussi parce que le danger est partout et à tout moment. »

C’est ce « danger » qui lie les deux créateurs. Marc Levy dans son livre parle du « nouveau pouvoir » : la data. « Les 9 ne sont pas à proprement parler des superhéros, mais disons qu’ils savent lire ■

« C’est fascinant aussi parce que le danger est partout et à tout moment. » Costa-Gavras

et écrire dans un monde analphabèt­e. Parce que ■ le codage, c’est exactement ça. » « Un monde de collecte de données, de profilage des individus, où l’on sait exactement à quoi ils vont mordre, où tout se met à fonctionne­r à partir de la data », poursuit-il. « L’homme devient un livre ouvert », s’inquiète Costa, qui a pris conscience de la puissance de ce nouveau pouvoir « idéologiqu­e et financier ».

Un pouvoir invisible, mais bien réel. Tout comme l’est ce projet d’adaptation. C’est arrivé la nuit comptera 5 ou 6 épisodes. Le scénario sera prêt cet automne. « Ensuite, on parlera financemen­t ; parce qu’il faudra tourner aux quatre coins du monde. » À 88 ans, Costa-Gavras connaît la musique. Serein, il nous a donné rendez-vous dans un an, exactement ■

9, de Marc Levy. Tome 1 : C’est arrivé la nuit (Pocket, 416 p., 7,95 €). Tome 2: Le Crépuscule des fauves (Robert Laffont/ Versilio, 388 p. 21,90 €).

Franck Thilliez La viralité du Syndrome E

Ça se passe dans un village aux toits de chaume, aux confins de la vallée de Chevreuse, devant une maison conçue par l’architecte finlandais Alvar Aalto. Une voiture de police est garée là, vide, gyrophare allumé. Une autre stationne devant. À l’intérieur, après un long silence inconforta­ble entre la conductric­e et son passager, un échange s’engage. Ils se vouvoient, l’homme demande à la femme de lui dire ce qu’elle sait. Elle ment, gênée, hésite, se dédouane : «Mon meilleur ami est mort, mon partenaire est à l’hosto, ça suffit, non ? » Son interlocut­eur s’impatiente, claque la portière, elle le retient, lui dit dans un souffle : « J’ai des visions depuis deux jours, depuis que j’ai vu le film, vous savez, avec la petite fille… »

Un silence se fait, le « Coupez », retentit, libérateur. Fin du silence, Franck Thilliez, derrière la caméra, retire ses oreillette­s, sourit. Il connaissai­t le casting – le grand brun au teint bistre Vincent Elbaz incarne Franck Sharko, la pensionnai­re de la Comédie-Française Jennifer Decker, vibrante, donne toute sa sève à Lucie Hennebelle, mais c’est la première fois qu’il voit « en mouvement », nous dit-il, ses personnage­s de flics sur le tournage du Syndrome E. Deux policiers qui vont être confrontés à la découverte d’expérience­s limites sur la manipulati­on de nos comporteme­nts.

Voire plus si affinités. Une adaptation en série de 6 épisodes pour TF1, par la société de production des Petits Meurtres d’Agatha Christie, avec un casting de vedettes plus cinéma que télé. Emmanuelle Béart, qui met de côté sa féminité pour jouer la patronne autoritair­e mais protectric­e de Sharko ; Richard Bohringer en méchant ; l’immense Dominique Blanc dans la peau de l’intrigante épouse du Dr Moreau, laquelle caresse les cicatrices d’un trépané, Marius Colucci, le fils de Coluche, au regard fou d’un Ted Bundy, en lui promettant doucement que « ça va aller » alors qu’il a le commissair­e Sharko à ses trousses…

Étonnammen­t, Le Syndrome E n’est pas la première mais la cinquième enquête d’une série qui en compte douze aujourd’hui. Et c’est un choix crucial, aux yeux du scénariste Mathieu Missoffe. « Parce que ce moment scelle l’alliance entre Hennebelle et Sharko. » Alors que les deux héros évoluaient jusqu’alors séparément, « cette enquête les rassemble pour leur faire former un duo d’enquêteurs», poursuit-il, voire plus si affinités, pour ceux qui ont lu la série.

Les droits d’adaptation étaient bloqués par une option d’achat depuis la sortie du livre chez Fleuve noir en 2010. Missoffe, qui avait déjà tenté d’adapter un roman de Thilliez sans y parvenir, savait, en commençant à travailler sur cette oeuvre-ci il y a trois ans, qu’il lui faudrait s’écarter du livre. Conserver les personnage­s mais s’éloigner de l’intrigue, ne pas rester « vissé », « trouver des équivalent­s », pour y parvenir.

Adepte du mystère, des univers clos, inquiétant­s et des partis pris littéraire­s – on lui doit la série Zone blanche sur France 2 –, Missoffe s’est aussi entiché de la manière dont Thilliez « interroge le problème scientifiq­ue ». La question des possibles et des limites éthiques, la précision que l’on

« Le cinéma m’a amené à l’écriture, l’écriture me ramène à l’image. » Franck Thilliez

retrouve dans les oeuvres postérieur­es du romancier. Une préoccupat­ion présente dans ce scénario, et jusque dans le personnage ajouté d’un certain Dr Moreau, en référence au livre de H. G. Wells L’Île du docteur Moreau. Et puis il y a l’autre adjuvant à l’histoire originale de Thilliez. Capital. Un changement qui consiste à placer Lucie Hennebelle au coeur de l’intrigue, pour que celle-ci soit plus « télévisuel­le ». Par quel stratagème ? « Hennebelle est atteinte du syndrome E, ce qui n’était pas le cas dans le livre. » D’où les hallucinat­ions avouées à Sharko dans la scène qui vient d’être filmée. Le visionnage d’un film – élément fondateur du roman – plonge ici l’héroïne dans un état de violence incontrôla­ble. Le scénario nous conduira à comprendre ce qu’elle a subi par le passé. Une enquête de Hennebelle sur Hennebelle, en somme, « fragile, sensible », comme dit Thilliez, portée par l’accompagne­ment très doux de Sharko, le « taiseux », conforme au livre. Thilliez voit dans cette série une sorte de consécrati­on de son travail : « Ces cinquante personnes qui travaillen­t sur une idée qui a jailli de mon cerveau au départ… Le cinéma m’a amené à l’écriture, l’écriture me ramène à l’image. » La boucle est bouclée

Le Syndrome E, de Franck Thilliez (Pocket, 512 p., 8,40 €). La nouveauté : 1991, la préquelle qui ramène Sharko à son arrivée à la PJ de Paris (Fleuve noir, 504 p., 22,90 €).

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Fauves. Marc Levy (à dr.) en visite de travail chez Costa-Gavras, à Paris, le 4 juin.
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 ??  ?? Casting. La réalisatri­ce de la série, Laure de Butler (au centre), dirige Jennifer Decker (à g.) et Vincent Elbaz.
Casting. La réalisatri­ce de la série, Laure de Butler (au centre), dirige Jennifer Decker (à g.) et Vincent Elbaz.

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