Aux frontières du réel : le « true crime »
On l’appelle le « true crime », parce qu’il tisse une trame entre fait divers et littérature. Si le genre est en pleine explosion, il n’est pas nouveau. Tout commence avec… « Madame Bovary ».
Non contents d’avoir des plumes, ces écrivains-là ont aussi des antennes. Elles captent les détails juteux dont on fait les meilleures histoires : « Une fois que vous en avez écrit une, les gens se mettent à vous en raconter plein ! » sourit Mathieu Menegaux, qui vient de publier l’électrisant Femmes en colère (Grasset). Il y déroule le procès aux assises d’une femme accusée d’avoir castré ses violeurs. L’anecdote, réelle, lui a été rapportée en altitude, autour d’un thé bien chaud, par la femme d’un guide de haute montagne. Ce n’est qu’après avoir publié Femmes en colère que Mathieu Menegaux a cherché à en savoir plus sur le fait divers récolté en question : « Je suis parti de quelque chose de réel, j’en ai fait de la fiction, puis j’ai ressenti le besoin de revenir aux faits exacts. » Son enquête le ramène à un vieil exemplaire de la collection des «Brigades mondaines », publié au milieu des années 1970, qui le renseigne avec précision sur les détails de cette fameuse affaire de « rape and revenge ». Ces deux approches fictionnelles du même scandale, l’une scabreuse et populaire, l’autre très fine ■
Extrait « Une mort violente, monsieur le Procureur. Un enfant, couvert de plaies. Je suis sur place. » (Mission divine)
Extrait « À tous ces gens qui enragent de se trouver coincés dans une petite vie étriquée entre leur boulot et leur pavillon […] j’aimerais dire combien ils devraient se sentir privilégiés. » (Femmes en colère)
et littéraire, en disent long sur l’évolution ■ qu’a connue le traitement du «true crime» à la française en quelques décennies.
Piocher dans la réalité les éléments d’une bonne fiction : cette astuce d’écrivain n’est pas nouvelle. En 1848, Delphine Delamare se suicide en avalant de l’arsenic. Neuf ans plus tard, elle reprend vie sous le nom de Mme Bovary. Gustave Flaubert, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Émile Zola, Eugène Sue… En France, les grands écrivains du XIXe siècle ont puisé dans les gazettes populaires la matière de leurs chefs-d’oeuvre. Au début du XXe, le fait divers explose dans la littérature d’outreAtlantique, notamment grâce à l’écrivain Edmund Pearson. Pionnier du fameux genre littéraire appelé « true crime », il publiera des dizaines d’enquêtes consacrées à des affaires bien réelles. Le New Yorker et Vanity Fair lui offrent de belles pages, qui régalent leur lectorat de détails sulfureux, servis dans une langue impeccable. En 1965, Truman Capote publie le best-seller mondial De sang-froid, issu du meurtre d’une famille du Kansas par deux petits délinquants locaux. Le roman offre au genre ses lettres de noblesse. Norman Mailer, Joyce Carol Oates romancent des drames réels qui consacrent le genre, tandis qu’en France on peine à le prendre au sérieux. André Gide, Jean Giono ou Marguerite Duras dopent effectivement leurs livres au réel, mais la littérature française condamne le crime à un « ghetto » : le rayon polar. Il était temps de bousculer les a priori.
Le retour en grâce du fait divers doit beaucoup à la littérature générale. Notamment au best-seller L’Adversaire (P.O.L, 2000), d’Emmanuel Carrère.
Le roman, qui s’inspire de l’affaire Jean-Claude Romand, faux médecin qui tua toute sa famille, est une déflagration dans le ciel littéraire français. À partir de ce succès, littérature et non-fiction cessent de se regarder en chiens de faïence : de grands noms comme David Foenkinos, Philippe Jaenada ou Régis Jauffret s’imposent régulièrement au sommet des ventes avec des oeuvres tirées de faits divers. En 2016, Leïla Slimani a raflé le Goncourt avec Chanson douce, qui romançait le meurtre authentique de deux enfants par leur nounou.
Plusieurs écoles. « La chronique judiciaire, c’est très facile : on vous paie pour raconter des histoires extraordinaires, mais qui sont vraies, selon Stéphane Durand-Souffland, journaliste au Figaro et auteur de plusieurs enquêtes sur de grandes affaires criminelles. Écrire de la fiction est une autre paire de manches : on a toujours peur d’en faire trop ! » Son premier roman, Mission divine, publié en mai à L’Iconoclaste, est inspiré par le meurtre, en 2008, d’un petit garçon de 11 ans par un marginal considéré comme fou. Dans cette fiction saisissante, l’auteur comble les vides, invente des figurants, le tout dans une langue qui se régale de sa souplesse, comme soulagée du carcan journalistique. Mission divine lui a permis de glisser des informations « qu’on ne peut pas dire dans un article » sur la façon dont le fait politique instrumentalise le fait divers. « J’ai inventé les trois quarts de ce que je raconte, souligne l’auteur, mais j’ai gardé la folie de l’assassin, car elle dévore le réel. »
Il y a plusieurs écoles du « true crime » à la française. « Je n’ai rien romancé, affirme pour sa part Manon Gauthier, autrice des Pièces manquantes, paru en mai, mais j’ai dû modifier des informations pour des raisons juridiques : certains noms, des dates, la ville… » Son livre, bouleversant, mêle l’histoire de Gary Stewart, un Américain persuadé d’être le fils du « Zodiac », célèbre tueur en série, et celle de son propre père, disparu dans des circonstances troubles. « Manon était en train de me parler de Gary Stewart de manière tout à fait informelle, quand elle s’est arrêtée brutalement et m’a dit “Je suis désolée, mais cette histoire fait écho à la mienne’’. C’est là que j’ai su qu’elle allait nous apporter un grand livre, et nous remuer », se souvient son éditeur, Cyril Gay, aux manettes avec Clémence Billault de la très belle maison Marchialy, dédiée à la « non-fiction créative ». « Rien n’est inventé, mais on vise les tables de littérature : il faut qu’il y ait une voix, un souffle, un traitement romanesque », explique l’éditeur. Aux frontières du réel, là où l’inspiration ne dit pas forcément son (vrai) nom, la littérature française a investi la galaxie du « true crime , où se promènent des objets littéraires pas forcément identifiés, mais souvent de très belle facture
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Femmes en colère, de Mathieu Menegaux (Grasset, 191 p., 18 €). Mission divine, de Stéphane Durand-Souffland (L’Iconoclaste, 256 p., 19 €). Les Pièces manquantes, de Manon Gauthier (Marchialy, 244 p., 19 €).
Extrait « Si la mort de mon père n’était ni un accident ni un suicide ? Il n’a fallu au doute qu’une seule seconde pour qu’il prenne racine et s’insinue partout. » (Les Pièces manquantes)