États-Unis : un Coca avec ou sans woke ?
Dans une Amérique ultrapolarisée par la cancel culture, les multinationales jouent sur tous les tableaux. Reportage à Atlanta, fief de Coca-Cola.
Britt Jones-Chukura a déplié sa table, posé une pile de tracts et une bouteille de gel hydroalcoolique pour désinfecter les stylos. Face à elle, une femme noire aux lunettes dorées signe la pétition de l’ONG Justice for Georgia sur les violences policières. Britt parle aussi de la réforme électorale. Ses tresses encadrent le sigle d’une autre ONG, Protect the Vote Georgia, apposé sur son teeshirt, et son masque porte l’injonction «Votez». Bill, Blanc de 50 ans, signe parce que « le vote est la base de la démocratie ». Lucero, 19 ans, menue, les mains maculées de peinture, signe parce qu’elle est « venue à 3 ans du Mexique et que le vote, c’est important ». En novembre 2020, la Géorgie, historiquement républicaine, a voté majoritairement pour Joe Biden à la présidentielle. Donald Trump et ses soutiens l’ont si mal pris qu’un troisième recomptage est demandé dans un comté, même si les deux précédents n’ont révélé aucune fraude.
En parallèle, le gouvernement de Géorgie, prétextant un désir de transparence, a promulgué une « loi d’intégrité électorale ». Les démocrates assurent qu’elle limite l’accès des minorités au vote et Joe Biden l’a comparée à la ségrégation raciale. Une photo fait enrager Britt. On y voit le gouverneur Brian Kemp paraphant la loi devant un tableau de plantation, symbole de l’esclavage. « C’était la crise de nerfs de l’homme blanc : “Je ne suis pas content du résultat de l’élection, je change la loi”. » Britt et ses amies ont manifesté pendant un mois à Atlanta, jusque dans le Capitole, avant le vote. Puis elles ont découvert quelles en
treprises avaient financé les élus signataires. Parmi elles, des symboles d’Atlanta : Delta, Home Depot et, surtout, Coca-Cola. Cette dernière a versé 34 750 dollars depuis 2018, d’après le site Popular Information, à 29 signataires de deux lois (elle a cessé de le faire après l’invasion du Capitole de Washington, le 6 janvier).
Derrière Britt, les familles déambulent dans le parc Centennial. Coca, c’est l’âme d’Atlanta. « Ils ont financé la loi en silence ! » s’indigne Britt. Les ONG ont organisé un die-in, une soixantaine de personnes se sont allongées, comme mortes, devant le musée Coca-Cola. La réaction est tombée avec un communiqué de James Quincey, son PDG : « Nous voulons déclarer sans ambiguïté que nous sommes très déçus par la loi électorale de la Géorgie… Notre approche a toujours été de travailler avec les actionnaires pour un changement positif et nous continuerons à dialoguer avec les élus, militants, chefs d’entreprise, pour faciliter l’accès au vote de chaque électeur dans notre État. » Qu’en a pensé Tiphayne, Noire, qui vient de signer la pétition ? « Ça montre qu’ils soutiennent la communauté. » Sait-elle qu’ils ont, comme
Delta, financé des élus qui ont voté pour la loi ? La compagnie aérienne, qui avait dans un premier temps salué le texte, a dû se livrer à un exercice d’équilibriste : cinq jours après que Britt et ses amies ont manifesté au siège, ledit texte est devenu, dans un communiqué, « inacceptable et incompatible avec les valeurs de Delta ».
« Démagogie ». Pourquoi les entreprises s’aventurent-elles en politique ? Selon un sondage Edelman, la confiance envers les gouvernements n’a jamais été aussi faible. L’employeur est devenu l’institution en laquelle 77 % des sondés ont le plus confiance, 80 % souhaitant qu’il agisse sur la vaccination, le changement climatique, l’automatisation, la désinformation et le racisme. Certains, au contraire, crient au « capitalisme woke ». L’institut de défense du consommateur Consumers’ Research a réalisé trois vidéos dénonçant l’opportunisme de Nike, American Airlines et Coca-Cola. Il accuse cette dernière d’être devenue « politique » après de mauvais résultats en 2020 et les révélations sur le recours au travail
forcé en Chine. « Coca-Cola empoisonne la jeunesse ■ américaine, aggrave l’épidémie d’obésité et finance des études pseudo-scientifiques pour minimiser les dégâts. Coca-Cola, servez vos clients, pas les politiciens woke », conclut la voix off. En ce qui concerne Nike, Consumers’ Research invoque aussi le travail forcé (des Ouïgours en Chine) et, pour American Airlines, l’espace réduit pour les jambes et les bagages perdus. Selon Will Hild, PDG de Consumers’ Research, les entreprises cèdent à la « démagogie » pour détourner l’attention : « Elles se positionnent sur des sujets très éloignés de leur domaine de compétence, pile quand elles sont accusées de léser leurs clients. »
Aux États-Unis, les lois électorales que les républicains poussent en Arizona, Floride, Iowa, Michigan, New Hampshire, Texas constituent le sujet brûlant. Dans les 98 pages de celle de Géorgie, on trouve des dispositions techniques : par exemple, la vérification de l’adresse des électeurs. Certaines ont été montées en épingle. Le point 30 interdit « d’offrir quoi que ce soit à moins de 46 mètres d’un bureau de vote, à part des bouteilles d’eau par les agents électoraux ». Traduction : les ONG ne peuvent plus distribuer de vivres aux électeurs qui, dans les quartiers pauvres, attendent parfois quinze heures sous un soleil brûlant. Le nombre de boîtes aux lettres où l’on peut déposer son bulletin 24 heures sur 24 est baissé (de 38 à 8 dans le comté d’Atlanta) et elles seront ouvertes seulement aux heures ouvrables. Pour voter par courrier, il faudra montrer une pièce d’identité (quand il suffisait de signer). Chez les démocrates, l’indignation ne faiblit pas. Trey Hood, professeur de sciences politiques à l’université de Géorgie, nuance : « Ça n’empêchera personne de voter. La plupart ont une pièce d’identité, sinon on peut s’en procurer une gratuitement. Oui, il y aura moins de boîtes aux lettres, mais il n’y en avait aucune avant la pandémie. Quant à l’eau et la nourriture, ça formalise l’interdiction de la propagande électorale. Les démocrates exagèrent en parlant de suppression d’électeurs et les républicains sortent une loi sous le prétexte d’une fraude électorale qui n’a pas existé. »
Les élus démocrates noirs ont pourtant bien l’impression d’une atteinte à leurs droits. Jerica Richardson, conseillère municipale de Cobb, supervise l’organisation des élections : « Les boîtes aux lettres ont été utilisées en masse, certains pouvaient voter à minuit après une longue journée de travail. » Ceux qui ont saisi l’occasion étaient souvent des Noirs. Elle rappelle qu’un certificat de naissance pour établir une carte d’identité est payant.
Manque de cohérence. Que va faire Coca-Cola dans cette galère? Quand on demande aux amies de Britt si la vocation d’une entreprise n’est pas de gagner de l’argent, la réponse est sans appel. « Certains quartiers noirs sont des déserts alimentaires, mais il y a toujours du Coca. On n’a pas la possibilité d’acheter des boissons plus saines. Quand on tente de nous priver, nous, leur cible privilégiée, de notre voix, ils doivent parler pour nous », assène Qri Montague, qui anime une émission de télévision. Hannah Gebresilassie, directrice de Protect the Vote et Justice for Georgia, est catégorique : « Ces entreprises doivent être cohérentes. Elles se sont exprimées après la signature de la loi, c’est tellement décevant. » Ces trentenaires ont une lecture aiguisée du système. Crystal Greer, directrice des programmes de ces ONG, décrypte : « Ces sociétés sont politiques puisqu’elles financent des élus, donc on leur demande des comptes. Elles disent que ce ne sont que quelques dizaines de milliers de dollars, mais pourquoi ne les donnent-elles pas à des organisations comme les nôtres, qui poussent les gens à voter ? »
Pour Eli Kasargod-Staub, cofondateur de Majority Action, qui recense les pratiques de responsabilité sociale, tout a changé depuis la mort de George Floyd, le 25 mai 2020. «La puissance des manifestations contre le racisme a rendu la neutralité impossible pour les entreprises. Soit elles
« Quand on tente de nous priver, nous, leur cible privilégiée, de notre voix, ils doivent parler pour nous. » Qri Montague, militante
concourent à réduire activement les inégalités raciales, soit elles sont perçues comme les perpétuant. » Et il y a beaucoup à perdre à prendre parti, tant le pays est divisé. Or Coca-Colaatoujoursétépolitique,rappelleWesleyLonghofer, professeur spécialiste de ces sujets à l’université Emory. En 1964, lorsque Martin Luther King, l’enfant d’Atlanta, obtint le prix Nobel de la paix, le dîner prévu fut boudé par les Blancs. Le maire fit appel au PDG de Coca-Cola de l’époque, qui attira 1 500 invités. « Ils ont toujours été malins sur les attentes des consommateurs et ne veulent pas être associés à une loi qui restreint l’accès au vote. Mais il n’y a pas de cohérence entre ce qu’ils font en public et en privé », dit Longhofer. Sollicité, Coca-Cola nous écrit « qu’aucune interview n’est accordée ». Delta cesse de répondre, Home Depot refuse de « s’exprimer sur le sujet ».
À défaut, on se plonge dans le musée Coca-Cola. Une ode à la diversité, un monde multiracial, souriant, sportif… Des guides en robe rouge laissent les visiteurs baguenauder entre les vestiges, premiers distributeurs, coupures de journaux. Dès 1968, une publicité dans le magazine Ebony montre «Jefferson Woods, homme d’affaires à plein temps », un homme noir buvant du soda en famille. « L’idée, c’est que Coca fait partie de votre vie et défend les mêmes causes que vous, insiste Kasargod-Staub. Ça a toujours été central dans leur stratégie. » Et ces causes sont désormais « woke », progressistes. En février, le contenu d’un atelier de diversité de l’entreprise a fuité, qui invitait l’employé type à «être moins blanc: moins oppressif, moins arrogant, moins sûr de lui, moins défensif, moins ignorant, plus humble,
à écouter, croire, rompre avec la solidarité blanche ». Devant les menaces de boycott de « Woka-Cola », la marque a fini par suspendre le cours. Il était fondé sur les enseignements de la pourfendeuse de la « blanchité », Robin DiAngelo. Ce n’est pas tout. L’avocat général Bradley Gayton a exigé que les cabinets engagés par Coca-Cola emploient 30 % d’avocats issus des minorités, dont 15 % de Noirs (qui représentent 13,4% de la population et 5,9 % des avocats), sans quoi ils perdraient 30 % de leurs honoraires. Edward Blum, conservateur qui lutte contre les lois impliquant l’idée de race, a menacé la marque d’un procès. « Si la loi sur les droits civiques interdit d’exiger des avocats blancs, riches et éduqués pour représenter des clients blancs, riches et éduqués, c’est illégal pour les Noirs aussi », soutient-il. Gayton a été rétrogradé en avril.
Ces scandales sont-ils rentables ? Pour Joel Bakan, professeur de droit à l’université de Colombie-Britannique, la démarche dépasse la recherche de clients et employés. « Le message est : “On a appris de nos erreurs, maintenant on est les gentils. On va sauver le monde. Vous pouvez nous faire confiance, on n’a plus besoin de gouvernement, on est plus efficaces.” » Dans son livre The New Corporation, il relate cet épisode du Forum de Davos, en 2018, où les chefs d’entreprise millionnaires se pinçaient le nez devant Donald Trump. Mais lorsque le président est monté sur scène, l’organisateur, Klaus Schwab, l’a accueilli à bras ouverts : «De la part de tous les dirigeants présents dans cette pièce, laissez-moi vous féliciter pour la baisse d’impôts historique décidée le mois dernier, qui allège considérablement le fardeau fiscal des sociétés américaines. » Bakan rappelle l’évidence : une entreprise doit rémunérer ses actionnaires, « aller bien » passera toujours avant « faire le bien ».
Les communiqués de presse épris de justice sociale portent un coup de canif au contrat de mariage du privé avec les républicains, qui votent les baisses d’impôts. Ted Cruz, sénateur pro-Trump du Texas, a ainsi lancé dans le Wall Street Journal, le 28 avril : « Votre argent woke n’est plus le bienvenu. » Il accuse les sociétés qui ont dénoncé la loi de Géorgie de ne pas l’avoir lue et de suivre les éléments de langage des démocrates. « Cette fois, nous n’ignorerons pas les 12 millions de dollars d’arriérés d’impôts de Coca-Cola… Quand vous aurez besoin d’aide pour un allègement fiscal ou un changement de réglementation, j’espère que les démocrates décrocheront le téléphone, parce que nous, non. »
Plus de mal que de bien. Ces allègements, souligne Bakan, ont entraîné la diminution du nombre de lits d’hôpitaux, alors que la communauté noire était plus touchée par le Covid. Mais financer des programmes d’aide est meilleur marché, et plus visible. Jerica Richardson en a bénéficié quand sa famille, qui avait tout perdu dans l’ouragan Katrina, à la Nouvelle-Orléans en 2005, s’est installée à Atlanta: «Une société a contribué à notre loyer, ça a aidé mes parents à se reconstruire. » Elle sait que tout est défiscalisé. Elle sait aussi que les grands gestes progressistes peuvent faire plus de mal que de bien : dans son comté se trouve le stade d’Atlanta, où devait avoir lieu le championnat All-Star Game de base-ball. La Major League Baseball, en représailles contre la loi électorale, l’a déplacé à Los Angeles. Pour les petits commerçants ruinés par la pandémie, c’est une catastrophe, et une association demande 100 millions de dollars de dommages et intérêts à la MLB. Jerica Richardson est partagée : « D’un côté, je veux que mes administrés puissent voter, de l’autre, je veux que l’économie se développe… » Impossible de condamner : « Mon père évoque encore ce jour où, quand il avait 12 ans, il n’est pas allé à l’école parce que des camarades avaient été pendus à un arbre par le Ku Klux Klan. »
L’adresse du musée Coca-Cola incarne cette complexité : place John Pemberton, du nom du chimiste inventeur du soda. La marque omet de préciser qu’il découvrit la formule en cherchant à soulager la douleur d’une blessure de sabre reçue quand il servait dans l’armée confédérée, qui défendait l’esclavage. Coca a offert un terrain, en face, au musée des Droits civiques, qui propose une expérience terrifiante : se mettre dans la peau des Noirs qui ont bravé la ségrégation, dans les années 1960, en s’asseyant au comptoir d’un restaurant pour Blancs. Dans les écouteurs, des menaces de plus en plus violentes (« Je vais te tuer si tu bouges pas »), dans le pied du tabouret, les vibrations des coups. L’animation dure deux minutes trente interminables. Beaucoup abandonnent, les larmes aux yeux. Ce passé ne passe pas.
Ce n’est pas le problème de certains actionnaires de Coca-Cola, qui ont envoyé une lettre sommant l’entreprise de renoncer publiquement au « diktat » de diversité dans les cabinets d’avocats. Sans réponse dans les trente jours, ils attaqueront en justice. Pas facile de sauver le monde quand on est une multinationale
En représailles contre la nouvelle loi, la Major League Baseball a déplacé le championnat à Los Angeles. Une catastrophe pour l’économie locale.