Vite, Grandet à l’Élysée ! par Pierre-Antoine Delhommais
Plutôt que d’endetter toujours plus le pays, Emmanuel Macron gagnerait à s’inspirer de la pingrerie du personnage de Balzac pour redresser l’économie.
Le Grand Réformateur qu’Emmanuel Macron était censé être s’est métamorphosé en Grand Dépensier.
En France, on n’aime pas les réformes, mais on adore les rapports sur les réformes. Depuis des décennies, les présidents de la République en commandent à des économistes de renom et à des experts réputés avant de les ranger soigneusement sous clé dans une armoire de l’Élysée. Le général de Gaulle avait inauguré cette tradition avec le comité RueffArmand « pour la suppression des obstacles à l’expansion », dont quasi aucune des recommandations n’avait été mise en oeuvre. Elle s’est perpétuée sous Nicolas Sarkozy avec la commission Attali «pour la libération de la croissance française», sous François Hollande avec le pacte « pour la compétitivité » de Louis Gallois et aujourd’hui avec la remise à Emmanuel Macron du rapport Tirole-Blanchard sur les « grands défis économiques » qui attendent la France. Bénéficiant d’un important écho médiatique justifié par les éminentes personnalités ayant participé à sa rédaction (deux Prix Nobel, la cheffe économiste de l’OCDE, une bonne vingtaine de professeurs à Harvard, au MIT, à Berkeley, à la LSE, au Collège de France, etc.), cet énième rapport destiné à guider la France vers un avenir économique radieux sert en premier lieu les intérêts électoraux futurs du chef de l’État, en montrant à tous ceux qui pourraient légitimement en douter qu’il reste un réformateur dans l’âme, à défaut de l’avoir été dans la pratique depuis quatre ans.
La réforme du Code du travail a accouché d’une minuscule souris ; celle des retraites, très mal emmanchée, risque de passer à la trappe, comme celle de l’assurance-chômage, dont la mesure phare sur les nouvelles modalités de calcul de l’allocation vient d’être retoquée par le Conseil d’État en raison du contexte économique incertain lié à la crise sanitaire. Quant à la grande réforme de l’État promise par le candidat Emmanuel Macron, qui devait notamment se traduire par la suppression de 120 000 postes de fonctionnaires durant le quinquennat, le président y avait renoncé dès avril 2019 pour calmer la colère des Gilets jaunes, auxquels il avait par ailleurs lâché 17 milliards d’euros d’argent public, acceptant ainsi que le déficit repasse au-dessus de la barre des 3 %.
La pandémie et la stratégie du « quoi qu’il en coûte », fièrement revendiquée, ont fini de métamorphoser le Grand Réformateur qu’Emmanuel Macron était censé être en Grand Dépensier. La dette publique a augmenté de 487 milliards d’euros depuis son arrivée à l’Élysée. Quant aux dépenses publiques, elles ont bondi en 2020 pour atteindre le niveau sans précédent de 61,8% du PIB, contre 55,4% en 2019. « Une hausse inédite que n’explique pas uniquement la crise sanitaire », constate la Cour des comptes, qui craint que toutes les nouvelles dépenses hors Covid engagées depuis un an par le gouvernement ne deviennent pérennes. Autrement dit, que la politique du carnet de chèques tienne lieu de politique économique.
Dans ces conditions, il paraît tout de même assez étrange, voire un peu suspect, que le rapport TiroleBlanchard ne fasse pas figurer la dette et le redressement des comptes publics parmi les grands défis économiques auxquels la France va se trouver confrontée dans les prochaines années. C’est un peu comme si un rapport consacré à la lutte contre la délinquance n’abordait pas le sujet du trafic de drogue.
De la part d’économistes aussi influents, ce silence sur la situation de nos finances publiques, dont on espère qu’il n’a pas été imposé par l’Élysée, ne peut que renforcer le sentiment déjà répandu chez les Français qu’il existe bel et bien un argent magique que l’État peut distribuer de façon illimitée aux citoyens. Il ne peut aussi qu’inciter les prochains candidats à l’Élysée, Emmanuel Macron en tête, à proposer des plans de relance plus ambitieux et plus coûteux les uns que les autres, sur le modèle de ceux que Joe Biden a mis en oeuvre et qui font fantasmer tous nos dirigeants politiques. Il est à ce propos permis de penser que les recommandations de réformes de la commission Tirole-Blanchard auraient été très différentes si elle avait compté dans ses rangs moins d’économistes vivant aux États-Unis, où les déficits sont rois, et davantage d’experts originaires de ces pays européens souvent qualifiés de frugaux et plus souvent encore de radins.
Les Pays-Bas ont dans ce domaine acquis une solide réputation de rapiats, notamment depuis que, à l’été 2020, ils ont – avec la Finlande, l’Autriche, la Suède et quelques autres – traîné lourdement des pieds avant d’adopter le grand plan de relance européen de 750 milliards d’euros. Les vaccins à ARN messager n’y ont visiblement pas modifié l’ADN financier national. « Il n’y a aucune raison d’économiser, mais il n’y a pas non plus de raison d’ouvrir les vannes », confiait récemment aux Échos Olaf Sleijpen, directeur exécutif de la Banque centrale des Pays-Bas, pour qui, l’économie redémarrant spontanément vite et fort depuis la levée des mesures de confinement, il n’est nul besoin de gaspiller inutilement de l’argent public afin de la stimuler davantage. Ils en auraient pourtant largement les moyens, avec une dette publique limitée cette année à 58 % du PIB, un niveau deux fois moindre qu’en France.
Au-delà de leurs finances publiques restées parfaitement saines malgré la pandémie, ce qui les met à l’abri d’une éventuelle remontée des taux d’intérêt, les Pays-Bas ignorent quasiment le chômage (3,4 %) et dégagent un très copieux excédent de leur balance courante (8 % du PIB). Surtout, ce qui est au fond l’essentiel, le sentiment de bien-être des Néerlandais mesuré par les enquêtes de l’OCDE se situe parmi les plus élevés du monde. Comme d’ailleurs aussi celui de tous les habitants de ces pays accusés d’être radins, qu’ils soient finlandais, danois ou suédois. La gestion rigoureuse et économe des deniers publics y contribue visiblement au bonheur des citoyens. Sans doute parce qu’elle les rassure.
Réforme des mentalités. Le vrai grand défi économique de la France, dont ne parle pas le rapport Tirole-Blanchard, c’est qu’elle adopte enfin elle aussi ce mode de vie frugal, qu’elle guérisse de la folie dépensière collective dans laquelle elle vit depuis des décennies. La réforme urgente à faire, plus qu’une hausse des impôts sur les successions, c’est celle des mentalités, pour que l’État et les Français arrêtent de penser que tous les problèmes économiques peuvent se résoudre en endettant toujours plus le pays. La lecture des rapports d’économistes, si intelligents et brillants soient-ils, est à cet égard moins utile et éclairante que celle des romans de Balzac. C’est d’un prochain président de la République un peu pingre, même carrément grigou, que la France a besoin, c’est d’un père Grandet à l’Élysée
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