Les éditoriaux de Luc de Barochez, Nicolas Baverez, Laetitia StrauchBonart
L’Union européenne peut-elle maintenir longtemps sa cohésion sans un consensus minimal entre ses membres sur ses valeurs fondamentales?
Le fossé qui se creuse entre l’est et l’ouest du continent fait peser une menace existentielle sur l’Union européenne. La fracture ancienne qui oppose les cigales dépensières du Sud et les fourmis économes du Nord peut être réduite à coups de milliards d’euros. Mais le différend entre les pays d’Europe occidentale et les anciens satellites soviétiques est plus profond car il porte sur les valeurs. C’est la définition même de l’Europe qui est en jeu.
Le conflit s’est cristallisé autour du Premier ministre hongrois, Viktor Orban, qui a fait voter le 15 juin une loi prohibant l’accès des mineurs d’âge « aux contenus qui représentent la sexualité ou promeuvent la déviation de l’identité de genre, le changement de sexe et l’homosexualité». À l’Ouest, le jugement est unanime : le texte est inacceptable parce qu’il discrimine les minorités sexuelles et qu’il assimile homosexualité et pédophilie. De fait, il contrevient aux principes fondamentaux de l’Union que sont la dignité humaine, l’égalité devant la loi et la protection des minorités.
Cependant, le différend dépasse de loin le cas de Budapest. Alors que les dirigeants de 17 États membres, dont la France, ont stigmatisé la loi hongroise, leurs homologues d’Europe centrale et orientale, à l’exception des Baltes, ont refusé de joindre leurs voix au choeur des indignés. La rébellion contre Bruxelles fait tache d’huile. Emmanuel Macron a saisi son ampleur lorsqu’il a constaté, pour la déplorer, une « montée de l’illibéralisme dans les sociétés postcommunistes ».
La Pologne, par exemple, menace depuis des mois de quitter la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes, qu’elle a ratifiée il y a six ans. Elle lui reproche de vouloir éradiquer, dans son article 12, les « rôles stéréotypés » entre hommes et femmes. Varsovie y voit le reflet d’une « idéologie du genre » débarquée des États-Unis dans les valises de la mondialisation libérale. La Pologne, la Hongrie et plusieurs autres pays d’Europe centrale rejettent cette « américanisation des valeurs ».
Plus les thèses progressistes woke gagnent du terrain dans les élites occidentales, plus Orban et consorts trouvent du grain à moudre pour alimenter leurs thèses. Contrairement aux Britanniques qui ont claqué la porte de l’UE par euroscepticisme, eux se voient comme les authentiques Européens et les gar
Orban et consorts veulent que l’UE se contente d’être une « Europe des nations » et une fontaine à subventions.
diens des « valeurs chrétiennes ». Ils n’ont aucune intention de quitter l’Union ; ils veulent juste qu’elle se contente d’être une « Europe des nations » et une fontaine à subventions.
À la racine du conflit se trouve un immense malentendu sur le rôle de l’Union européenne. Après l’effondrement de l’URSS, les pays d’Europe centrale et orientale ont rejoint l’UE et l’Otan dans l’idée que ces organisations leur offraient la meilleure garantie pour devenir prospères mais aussi pour protéger leur indépendance nationale. Cependant, l’émigration de masse, la brutalité du passage à l’économie de marché et la corruption ont favorisé l’aspiration nostalgique au repli autarcique et au retour à un passé fantasmé. L’insécurité culturelle est nourrie par la catastrophe démographique, après des décennies de fuite des jeunes et des instruits vers les emplois mieux rémunérés à l’Ouest. Les pays de l’ancien bloc soviétique sont ceux dont la population diminue le plus vite au monde.
L’objectif de Viktor Orban et des autres dirigeants nationalistes est de pérenniser leur pouvoir en discréditant leur opposition libérale proeuropéenne et en étouffant les aspirations démocratiques. Le meilleur moyen de les contrer est que l’UE reste inflexible sur le respect de l’État de droit. Mais celui-ci pourra-t-il subsister longtemps, sans un minimum d’entente entre l’Est et l’Ouest sur les valeurs européennes fondamentales ? La guerre identitaire n’a pas fini de fracturer l’Europe
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