Mode - Balenciaga, croire en la couture
Depuis 1968, Balenciaga avait abandonné la couture : Demna Gvasalia relance cette activité d’un autre temps. En avant-première du défilé du 8 juillet, il nous dit pourquoi.
L’Histoire est injuste. De 1968 elle retient du sérieux, du politique, du sociétal : les pavés et la plage, la tentation de Baden-Baden du Général, la vague menée par Malraux remontant les Champs-Élysées. Elle se souvient moins qu’à quelques mètres de là, au 10, avenue George-V, une petite-fille de Bismarck se serait, dit-on, enchaînée aux grilles de Balenciaga en apprenant que le maître des lieux, Cristobal, rangeait ses aiguilles et fermait sa maison. Cristobal Balenciaga ? Le seul couturier devant qui Chanel, Dior et Givenchy pliaient l’échine ; Cristobal devant qui s’inclinait aussi le gotha qu’il habillait depuis que la très ibère marquise de Casa Torres avait repéré, en 1907, le petit Basque de 12 ans sur la machine à coudre de sa mère ; Cristobal, le fils de couturière au physique de bon bourgeois jovial, devenu une manière de grand d’Espagne du luxe soumettant Paris à son élégance rigoriste ; Balenciaga, donc, constatait que le monde pour lequel il imaginait ses robes couture était en train de disparaître et baissait le rideau.
Mona von Bismarck en perdit son sang-froid américain – elle était du Kentucky –, qui lui avait permis d’enterrer sans sourciller plusieurs de ses (très vieux et très riches) maris et d’épouser un descendant du chancelier prussien. Un coup de sang d’élégance et, somme toute, le premier « fashion drama » de l’histoire de la mode contemporaine: les toilettes de Cristobal ne lui avaientdu elles pas permis de rafler plusieurs fois le titre de « femme la mieux habillée du monde » à une autre Yankee délurée, Wallis, duchesse de Windsor ? La légende urbaine dit qu’elle se retira trois jours monde. Au bout de ces trois jours, Cristobal n’était pas revenu sur sa décision et sa couture n’avait pas ressuscité. L’attente du miracle aura pris cinquantetrois ans : en ce mois de juillet 2021, le 10, George-V bruit de nouveau de l’excitation d’une présentation couture.
Demna Gvasalia, le directeur artistique de la maison, connaît naturellement cette anecdote légendaire. « J’aime le drame ! » explique celui qui a décidé de relancer la couture dans une maison où, depuis son arrivée en 2015, il n’a cessé de créer la controverse avec son prêt-àporter, ses souliers et ses accessoires. Le tout en quadruplant presque le chiffre d’affaires – « Je suis un obsessionnel du produit, et je me pose toujours la question de l’industrialisation et de la production de mes créations », indique-t-il.
Rupture et continuum
Adepte de la rupture, de la provocation et du collectif avec sa propre marque, Vetements, le créateur d’origine géorgienne a dopé Balenciaga à coups de mégashows spectaculaires – de l’immersion dans une oeuvre d’art vidéo aux mannequins marchant sur l’eau – et de mises cul par-dessus tête de ses codes esthétiques, entre épaules basculées, hanches renversées et volumes exacerbés. « On s’est finalement peu aperçu que tout était question de construction et d’architecture dans mes propositions : en cela elles ont toujours été très Balenciaga », commente-t-il aujourd’hui. Ajoutez, pour faire bonne mesure,
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« La couture est une manière d’acmé de la mode. Tout y est liberté, tout y est par essence unique et sur mesure. » Demna Gvasalia
hits commerciaux (dont des baskets), ■ collaborations surprenantes (avec les Crocs, par exemple), et plus d’humour qu’on ne le croit – qualité dont Cristobal n’était lui-même pas dépourvu.
« Cela peut sembler paradoxal de faire de la couture grâce au succès du prêt-à-porter, qui a fait capituler Cristobal Balenciaga. Mais ce n’est pas un blasphème. Il s’agit au contraire de célébrer les valeurs de la maison et de l’artisanat qui la portent. La couture est une manière d’acmé de la mode. Tout y est liberté, tout y est par essence unique et sur mesure », s’enthousiasme-t-il.
Une analyse partagée et portée par Cédric Charbit, PDG de Balenciaga : « La couture est la vocation même de cette maison plus que centenaire. Elle est notre socle, notre histoire, et donc notre avenir. La relancer aujourd’hui est un projet que nous caressions depuis plusieurs années.» Pas question pour autant de reconstitution historique dans cette démarche. « La filiation de Demna avec Cristobal Balenciaga se lit dans l’innovation constante qui le porte. Y compris sur un modèle de sneakers comme la Triple S [le modèle iconique de la marque, NDLR]. Elle perturbe les codes, elle pousse les limites, elle est une exagération. Comme la couture. Un continuum s’exprime ainsi entre le fondateur et son successeur, entre le prêt-à-porter et la couture. Cette dynamique pose la marque dans son époque. C’est une manière légitime d’embrasser le futur », poursuit le président.
Et Demna Gvasalia d’enchérir : « Parfois, la couture peut sembler poussiéreuse. Elle ne l’est pas. Sans doute, Mona von Bismarck n’existe plus. Mais il y a une nouvelle clientèle, parfois prête à économiser pour s’offrir une pièce unique. Longtemps, je n’ai eu moi-même qu’une idée abstraite de ce que cela recouvrait, confesse-t-il. Et puis, j’ai pu expérimenter mon premier vêtement sur mesure. Le porter a changé mon rapport à mon propre corps et la perception de moimême. C’est aussi cela, la couture : une manière de prendre le pouvoir sur soi-même. »
Finis au talon
Cette prise de pouvoir a nécessité la constitution de nouveaux ateliers. Un investissement organisationnel et financier certain, que le PDG ne veut pas commenter – « La question n’est pas là et ne se pose pas en ces termes dès lors qu’on accompagne une vision. » De son côté, le directeur artistique précise : « Nous avons recruté, organisé les ateliers comme toutes les grandes maisons. Nous avons aussi poussé en interne de jeunes talents et avons décidé de collaborer avec des experts externes, comme des maîtres tailleurs de Savile Row. » Savile Row, le temple londonien du tailleur masculin ? « En 2021, la couture ne peut pas être réservée aux femmes. Il y a une demande masculine pour du sur-mesure qui ne se limite pas au costume traditionnel. Ici, nous portons à son paroxysme le savoir-faire du tailleur en mettant au défi ces artisans – en multipliant par exemple les couches de structure des vestes pour leur donner volume et tenue. Et puis, les pièces que j’imagine, du denim au trench, sont portables aussi bien par les hommes que par les femmes. La fluidité des genres est finalement une question théorique trouvant dans la couture une réponse pratique.» Acmé de ce jeu ? Pourquoi pas des talons de 11 centimètres que pourraient oser les hommes ? « Cela leur donnerait une allure nouvelle : un élément a priori féminin peut être une nouvelle manière d’exprimer la masculinité », indique Demna Gvasalia.
Sans doute son approche va-t-elle jouer des codes qui font le style de Balenciaga depuis Cristobal (voir p. 126), de la rigueur de la coupe à l’architecture du vêtement. Une absence d’effets et une pureté aride qui plaisent au maître de l’artifice qu’est Demna Gvasalia. Reste qu’il se méfie des chemins trop faciles. À l’instar des broderies et des plumes, trop souvent seuls attributs esthétiques de la couture. « Je ne m’empêche pas d’en utiliser, mais j’imagine des patines nouvelles. Et aujourd’hui, la couture peut s’exprimer
aussi sur un denim ou un tee-shirt. » On entendrait presque les mânes de Mona von Bismarck se raccrocher aux grilles et finir au talon Wallis, en hystérie : des jeans, des tee-shirts, emblèmes du prêt-à-porter, devenant symboles de la couture ? « Oui, avance Demna Gvasalia, pédagogue. La toile denim que nous employons est tissée à la main au Japon sur de vieux métiers américains achetés après la guerre. C’est un savoir-faire rare, traçable, exemplaire dans la manière dont artisanat peut rimer avec jeunesse et pas seulement avec patrimoine.» «Il y a une manière de responsabilité dans l’accompagnement de ces métiers et de ces filières », enchérit Cédric Charbit. Soit. Mais le tee-shirt ? « Il n’y a finalement rien de plus complexe que la simplicité, rien de plus difficile que la coupe de
cette pièce. La forme du col, la longueur des manches, tout concourt à l’allure de cette icône pour laquelle cinq essayages peuvent être nécessaires. Et nous allons nous amuser avec les matières, de la soie au cachemire et, pour ajouter de la tenue, les doubler de bolivar. » Le bolivar ? Un textile oublié, dont la chaîne et la trame sont en laine cardée. « C’est cela, la modernité de la couture : faire en sorte que le bolivar ne disparaisse pas. Et c’est peut-être aussi une partie de ma mission dans la mode. »
Une mission ? Le propos quasi messianique surprend. « Ce n’est sans doute pas à moi de la définir, et il est probablement trop tôt pour la comprendre dans sa globalité, poursuit Demna Gvasalia. Le parallèle va vous paraître audacieux, mais Duchamp se félicitait que son propos ne soit pas forcément compris de ses contemporains. Et Duchamp, que j’ai découvert lors des mes études à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, est peut-être pour moi ce que Zurbaran était à Cristobal Balenciaga. »
Spiritualité et théâtralité
Le gaillard n’est pas dénué d’humour – quelques instants auparavant, on lui a parlé de l’essai de Florence Delay (Haute Couture, Gallimard) dressant un parallèle entre la peinture et la couture de ces deux maîtres ibères, de la force du drapé au sens de la couleur. «Je ne me reconnais pas forcément dans une mise en perspective avec des maîtres anciens. Même si j’aime à la fois la notion de spiritualité de ce type de filiation et le sens de la théâtralité qui en émane. » Deux éléments qu’il travaille pour ce premier opus couture.
Dont le choix de lieu d’expression est un symbole : le 10, avenue George-V, donc, où rien ne s’était réellement passé depuis 1968. « Nous avions gardé ce lieu, indique encore Cédric Charbit, avec l’idée d’en refaire quelque chose. Il est encore une fois légitime et important pour nous d’avoir cet ancrage parisien-là, qui remet la maison au centre du jeu. » « C’est un espace chargé, signifiant, que nous avons réimaginé, enchérit Demna Gvasalia. Nous avons retravaillé les boiseries d’origine, l’ascenseur qui conduisait Mona et Wallis dans les salons d’essayage. C’est ici que nous accueillerons nos nouveaux clients. » Pour une expérience qui débute donc comme un véritable rite de retour au coeur de la marque. « Il y a de la sacralité dans ce moment, confesse encore celui qui dit vouloir avant tout créer de l’émotion. Dans le chaos et le tumulte du monde contemporain, la couture est peut-être un moment de liberté et de silence absolu. » Mona von Bismarck aurait adoré
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« Aujourd’hui, la couture peut s’exprimer aussi sur un denim ou un tee-shirt. » Demna Gvasalia