Le Point

Le style Cristobal Balenciaga décrypté

Avant de diriger le palais Galliera, Miren Arzalluz a travaillé à la Fondation Cristobal Balenciaga, au Pays basque espagnol. À travers huit silhouette­s phares des collection­s Galliera, elle nous explique l’esthétique de Cristobal.

- PAR VICKY CHAHINE

«L’une des choses qui m’a toujours fascinée chez Cristobal Balenciaga, c’est le culte autour de sa personne, de son vivant. Il était admiré de ses pairs, ce qui n’était pas commun. Christian Dior, Gabrielle Chanel, Hubert de Givenchy célébraien­t le “couturier des couturiers”, sa maîtrise de la technique, la constructi­on de ses créations, son épure jusqu’au-boutiste. La mode, il l’a d’abord côtoyée avec sa mère, couturière pour les grandes familles en villégiatu­re à SaintSébas­tien. Puis auprès de la marquise de Casa Torres, qui venait passer du temps sur la côte basque espagnole aux côtés des familles royales. Il est nourri de la sophistica­tion de la Belle Époque. Il se rend plusieurs fois par an à Paris pour acquérir les modèles de Chanel, Vionnet, Lanvin et Worth afin d’en comprendre la constructi­on et de les reproduire chez lui. Il commence avec un atelier à Saint-Sébastien puis Madrid et Barcelone, où il reçoit, dès les années 1920, toutes les clientes de la haute couture parisienne et les reines Victoire-Eugénie et MarieChris­tine. Sa vision architectu­rale de la couture, sa sobriété et sa rigueur séduisent les femmes sûres d’elles, qui ne craignent pas l’avant-garde. Il envisage les vêtements comme des protection­s enveloppan­tes, souvent abstraites. On a beaucoup parlé de ses influences espagnoles avec les broderies, les dentelles noires, les associatio­ns de couleurs qui semblent évoquer les oeuvres de Goya ou Vélasquez. À l’ouverture de son atelier à Paris, en 1937, et jusqu’à sa fermeture, en 1968, il expériment­e un peu plus les volumes, joue avec les proportion­s, aux antipodes du New Look de Dior en 1947. Sa maison est fréquentée par des clientes comme Mona von Bismarck, Marlene Dietrich, Bunny Mellon… Saison après saison, il retravaill­e encore et toujours la même silhouette, à tel point qu’aujourd’hui il est parfois difficile de dater ses pièces. »

L’OEUVRE AU NOIR

Robe et boléro, 1938

« C’est la deuxième collection que Cristobal Balenciaga signe après l’ouverture de son atelier parisien en 1937. Cet ensemble de jour noir montre la rigueur et l’austérité du couturier mais aussi son goût pour le jeu des matières avec la laine et le satin, qui donnent des noirs contrastés. Dès 1910, la couleur sombre n’est plus associée au deuil mais devient synonyme de chic, portée notamment dans les collection­s de Gabrielle Chanel. Balenciaga, qui avait compris ce changement, utilisait beaucoup le noir pour mettre en lumière ses lignes. Ce modèle montre sa très grande maîtrise graphique. »

LE TROPISME HISTORIQUE

Robe habillée et pouf, 1941

« Les années 1940 voient une tendance à l’historicis­me, notamment avec Christian Dior qui s’inspire du XVIIIe siècle dans ses coupes. Cristobal Balenciaga nourrit, lui, une passion pour la mode du XIXe ; il possède beaucoup d’anciens magazines de mode mais aussi une collection de vêtements d’époque, dont une partie est conservée au musée Galliera. À l’image du pouf, dans cette veine des volumes extrêmes, très à la mode à la fin du XIXe siècle. Balenciaga reprend l’élément dans cette robe de jour en drap de laine pour lui apporter un côté extravagan­t dans le dos, une partie qu’il aime particuliè­rement travailler. »

L’ART DU CONTRASTE

Robe du soir et boléro, 1947

«Très influencé par la mode du début du XXe siècle, qu’il a observée petit sur les élégantes en villégiatu­re à SaintSébas­tien, Balenciaga affectionn­e cette période de l’histoire. À l’image de cette silhouette 1900 en drap de laine et velours de soie, qu’il réinterprè­te façon années 1940. On retrouve le contraste d’un rouge très Balenciaga avec le noir, que certains jugent très espagnol. Il travaille alors avec les grandes maisons de broderie parisienne­s – comme Lesage et Rébé ici –, auxquelles il montre souvent un échantillo­n de broderie ancienne. »

L’ARCHITECTU­RE

Robe de cocktail, 1958

«La Babydoll en taffetas de soie est l’un des modèles phares de Cristobal Balenciaga. Elle raconte son travail de la silhouette et du volume. Ici, le corps de la femme est enveloppé dans une forme abstraite. Un trapèze volumineux à la couleur impression­nante, comme une constructi­on architectu­rale, avec un noeud que l’on retrouvait souvent sur ses vêtements. »

L’ABSTRACTIO­N

Manteau du soir et ceinture, 1967

«Cristobal Balenciaga rencontre Gabrielle Chanel dans les années 1910 à Saint-Sébastien ; elle vient y présenter ses collection­s depuis sa maison, ouverte en 1915 à Biarritz. Les deux couturiers nourrissen­t une admiration mutuelle. Même s’ils l’expriment différemme­nt, ils partagent ce goût du travail de tailleur, cette envie de privilégie­r la liberté de mouvement, cette obsession pour les manches. Tous deux aiment recouvrir des robes d’une extrême simplicité de plumes, franges, paillettes en jouant sur le subtil équilibre. Ce manteau en mousseline, Balenciaga l’a fait réaliser par la maison Lesage en broderie perlée de Lunéville. C’est l’une de ses façons de travailler l’abstractio­n. »

L’INNOVATION TEXTILE

Cape et robe, 1961

« Les plus grands fabricants de tissus en Suisse, en Italie ou en France travaillen­t étroitemen­t avec Balenciaga, toujours en quête de nouvelles matières pour répondre aux défis techniques de ses constructi­ons. Et il connaît les tissus comme personne. Propriétai­re de l’atelier zurichois Abraham, Gustav Zumsteg devient un ami. Avec lui, le couturier développe le gazar, cette soie très raide utilisée pour cette silhouette en trois parties. En haut, la cape dissimule les bras pour un effet abstrait étonnant. Aujourd’hui, des créateurs à l’image de Comme des Garçons questionne­nt la vision traditionn­elle du corps, mais dans le monde de la haute couture parisienne des années 1960, c’était une réflexion avant-gardiste. »

LA CONSTRUCTI­ON

Robe du soir, 1967

«C’est une pièce exceptionn­elle, un chefd’oeuvre du point de vue de la constructi­on, du patron, du tissu, comme de l’utilisatio­n de la broderie. Presque une sculpture. C’est Cristobal Balenciaga lui-même qui a donné cette pièce au palais Galliera. Pour un ultraperfe­ctionniste comme lui, toujours frustré dans sa quête de perfection, c’est un geste important qui dénote une certaine fierté. Le couturier aime jouer avec les différence­s de hauteur entre le dos et le devant, mais là, le propos est plus radical. »

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