Le Point

Pourquoi les hommes se comportent­ils parfois mal avec les femmes ?

Pionnier de la psychologi­e évolutionn­aire, David Buss analyse les ressorts des relations entre les sexes et leurs intérêts reproducti­fs divergents.

- PAR PEGGY SASTRE ET LAETITIA STRAUCH-BONART

Phénomène universel, la violence sexuelle a rencontré un regain d’intérêt dans la foulée de #MeToo. Pour certains, il s’agit d’une scorie culturelle incompréhe­nsible si ce n’est par une simple volonté de domination masculine. Pour d’autres, comme le professeur à l’université du Texas à Austin David Buss, elle s’explique bien mieux comme l’expression d’une stratégie masculine visant à satisfaire des besoins sexuels aux dépens de femmes qui n’y consentent point. Pour comprendre ces agissement­s répréhensi­bles, il convient, selon Buss, d’en passer par les sciences de l’évolution, lui-même étant, depuis quarante ans, l’un des pionniers de l’étude des

comporteme­nts sexuels humains selon un prisme ■ biologique – ce qu’on appelle la «psychologi­e évolutionn­aire ». Une interpréta­tion passionnan­te qu’il propose dans son dernier ouvrage, When Men Behave Badly: The Hidden Roots of Sexual Deception, Harassment, and Assault (« Quand les hommes se comportent mal : les racines cachées de la duperie, du harcèlemen­t et des agressions sexuelles »), éd. Little, Brown Spark (non traduit), afin de mieux combattre ces tares masculines. Car comme l’a écrit l’anthropolo­gue canadien Jerome H. Barkow, « la biologie n’est un destin que si on l’ignore ».

Le Point: Dans votre livre, vous commencez par détailler certaines différence­s de comporteme­nt sexuel entre hommes et femmes. Quelles sont-elles? David Buss :

Je pars du constat que les conflits sexuels entre hommes et femmes sont nombreux. D’un point de vue évolutionn­aire, ceux-ci proviennen­t des différence­s moyennes entre hommes et femmes en matière sexuelle. L’une en particulie­r, qui est très largement documentée, génère énormément de tensions : le désir de variété sexuelle

– le nombre de partenaire­s que souhaitent les individus. Quand on demande aux deux sexes la quantité de partenaire­s qu’ils espéreraie­nt avoir dans les dix prochaines années, la réponse moyenne des hommes est quatre fois supérieure à celle des femmes. De même, quand on demande aux gens combien de temps ils préfèrent attendre entre la rencontre et le premier rapport sexuel, les femmes ont tendance à vouloir attendre plus longtemps. Ce qui se retrouve également dans les fantasmes sexuels, plus nombreux et impliquant plus souvent des inconnues chez les hommes. Par ailleurs, les hommes n’ont pas besoin d’autant d’engagement sentimenta­l que les femmes pour avoir des relations sexuelles, c’est même l’inverse. Il y a aussi le biais, plus accentué chez les hommes, de « surpercept­ion » sexuelle : lorsqu’une femme lui sourit pour être aimable ou parce qu’elle est nerveuse, un homme aura tendance à y voir à tort une invitation sexuelle – une erreur accentuée chez les hommes les plus narcissiqu­es.

D’où viennent ces différence­s?

De notre nature ! Chez une espèce à reproducti­on sexuée comme la nôtre, ce qui est dans l’intérêt des mâles n’est pas forcément dans celui des femelles, car les sexes ont des optimums reproducti­fs parfois divergents. De la même manière que nous fabriquons des produits qui satisfont notre goût pour le sucre, le sel, le gras et les protéines, chaque sexe a donc mis au point des adaptation­s comporteme­ntales dans le domaine sexuel pour atteindre son optimum. En particulie­r, alors que la variété sexuelle peut augmenter le nombre d’enfants dont un homme sera le géniteur, elle n’accroît pas le succès reproducti­f des femmes, qui doivent toujours en passer par neuf mois de grossesse. Au cours de l’évolution, les hommes qui avaient un désir de variété sexuelle plus élevé que les autres ou qui préféraien­t les jeunes femmes fertiles se sont davantage reproduits. Inversemen­t, les femmes qui choisissai­ent avec attention un bon partenaire se sont plus reproduite­s que les autres. Vous, moi, tous les gens qui liront cet article, sommes les descendant­s d’ancêtres victorieux sur le plan reproducti­f. Nous portons en nous les adaptation­s qui ont fait le succès reproducti­f de nos ancêtres.

Et certaines de ces adaptation­s peuvent perdurer même quand elles ne sont pas désirables pour la moitié de l’humanité?

C’est tout l’enjeu de mon titre, « Quand les hommes se comportent “mal” ». L’une des plus importante­s erreurs de compréhens­ion du prisme évolutionn­aire est de penser que, parce qu’un comporteme­nt a été sélectionn­é par l’évolution, il est positif. Mais pas du tout ! L’une des adaptation­s les plus importante­s chez les femmes, découverte déjà par Darwin, est le « choix femelle » : la capacité pour une femme de choisir avec qui, quand et dans quelles circonstan­ces avoir un rapport sexuel. Ce choix lui est essentiel pour garantir son succès reproducti­f : faire de bons choix lui est bénéfique, mais en faire de mauvais lui est plus nuisible encore – par exemple si elle s’accouple avec un homme qui lui a fait croire à tort qu’il allait s’investir dans leur progénitur­e ou qui est en deçà des qualités génétiques qu’elle espère. Les risques que prennent les femmes dans la reproducti­on sont largement plus élevés et ont des conséquenc­es bien plus graves que ceux que peuvent prendre les hommes. Les hommes ont élaboré des stratégies d’adaptation pour court-circuiter cette sélectivit­é : le biais de surpercept­ion mentionné plus haut, mais aussi la persistanc­e, la duperie, la violence. Or aujourd’hui, fort heureuseme­nt, les plus graves sont considérée­s comme des délits et même des crimes : le harcèlemen­t, le stalking (pistage), les agressions sexuelles, le viol.

Pourquoi certaines femmes restent-elles attirées par les «mauvais garçons» si ceux-ci leur sont in fine nuisibles?

Beaucoup des « mauvais comporteme­nts » masculins peuvent être rangés dans la catégorie de la « triade noire », un profil psychologi­que associant narcissism­e, machiavéli­sme (la propension à manipuler les autres à son profit, à poursuivre des stratégies sociales, et donc sexuelles, abusives et exploiteus­es) et psychopath­ie (qui se caractéris­e notamment par un faible degré, si ce n’est une absence, d’empathie). Si certaines femmes peuvent être attirées par ce genre d’hommes, c’est parce qu’ils ont en général d’excellente­s compétence­s sociales, occupent des postes à responsabi­lités et adorent être au centre de l’attention. Autant

de marques de statut qui ont tendance à attirer les femmes.

Les femmes peuvent-elles, elles aussi, «mal se comporter»?

Certaines femmes répondent aux critères de la triade noire. Par exemple, certaines sont très douées pour ce qu’on appelle le « braconnage sexuel » – le fait de voler des partenaire­s. Les femmes peuvent aussi se livrer à de l’« infidélité financière », c’est-à-dire, dans les couples où les ressources sont censées être mises en commun, en cacher à leur compagnon, ouvrir des comptes bancaires secrets ou dissimuler des dettes. Mais le fait est que les hommes sont surreprése­ntés dans les extrêmes des « mauvais comporteme­nts ». Après une rupture, 80 % des auteurs de stalking sont des hommes. Le harcèlemen­t sexuel au travail est grosso modo à 95 % le fait des hommes et les agressions sexuelles, à près de 99 %.

Quelles solutions proposez-vous pour lutter contre les mauvais comporteme­nts masculins?

Le niveau le plus évident est juridique. Au cours de l’Histoire, les lois ayant été écrites par les hommes, elles reflètent souvent la psyché sexuelle masculine. Par exemple, le viol conjugal a longtemps été considéré comme relevant du « devoir conjugal ». Les lois et consignes profession­nelles sur le harcèlemen­t sexuel sont un autre exemple, car elles sont rédigées en temps normal pour satisfaire le point de vue, dans le droit américain, de la « personne raisonnabl­e ». Or il est difficile de proposer une telle figure « neutre » dans un contexte où le ressenti des hommes est très différent de celui des femmes. Comme les femmes sont largement plus victimes de harcèlemen­t sexuel que les hommes, on pourrait plaider pour une modificati­on de cette norme, où la « femme raisonnabl­e » remplacera­it la « personne raisonnabl­e ».

Vous évoquez aussi, dans votre livre, l’importance de l’éducation.

Il y a toute une démarche éducative à mettre en oeuvre, à mon avis dès le lycée, pour faire connaître aux individus les différence­s dans la psychologi­e sexuelle moyenne des hommes et des femmes. Prenez le biais de « surpercept­ion » des intentions sexuelles: si un jeune homme pense qu’une jeune femme manifeste de l’intérêt sexuel pour lui mais qu’il a connaissan­ce de ce biais, peut-être pourra-t-il être incité à davantage de prudence. Inversemen­t, pour les femmes, qui sont affligées d’un biais de « sous-perception » sexuelle, en être consciente­s pourrait leur éviter bien des difficulté­s.

Vous avez été l’un des pionniers de la «psychologi­e évolutionn­aire» à une époque où peu de monde en pariait. Comment jugez-vous l’évolution de ce champ de recherche depuis quarante ans?

« C’est une erreur de penser que, parce qu’un comporteme­nt a été sélectionn­é par l’évolution, il est positif. »

Elle n’a cessé de se développer. C’est d’ailleurs la seule ■ direction possible, car elle correspond à une révolution scientifiq­ue majeure. Mais elle est malheureus­ement mal comprise et provoque une large résistance idéologiqu­e. La droite religieuse ne croit même pas aux processus évolutifs et donc encore moins à leur poids sur nos comporteme­nts. La gauche a tendance à penser que la perspectiv­e évolutionn­aire, parce qu’elle montre que nos comporteme­nts ont été sélectionn­és par l’évolution, entrave tout ce qui vise à combattre les plus pernicieux d’entre eux. On ne pourrait pas se tromper davantage : mieux on les comprendra, plus on pourra les combattre.

Comment voyez-vous l’avenir de votre discipline?

Je suis optimiste. Même en France, pays où la psychologi­e évolutionn­aire est peut-être la plus difficile à faire comprendre – car vous subissez encore l’influence des Foucault et autres Lacan –, vous avez des chercheurs en psychologi­e évolutionn­aire brillants, comme Dan Sperber, Hugo Mercier et Nicolas Baumard. La vérité finit toujours par sortir du puits. On ne peut pas suivre éternellem­ent des pistes erronées, même quand on a le pouvoir académique de les faire survivre artificiel­lement PROPOS RECUEILLIS

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Professeur de psychologi­e évolutionn­aire à l’Université du Texas. Auteur de When Men Behave Badly (Little, Brown Spark, non traduit).
David Buss Professeur de psychologi­e évolutionn­aire à l’Université du Texas. Auteur de When Men Behave Badly (Little, Brown Spark, non traduit).
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