Clotilde Leguil : « Ne rendons pas impossible la rencontre »
Dans « Céder n’est pas consentir » (PUF), la philosophe et psychanalyste s’inquiète d’un climat qui tendrait à réduire la relation amoureuse à un contrat. À ce dernier elle préfère la « beauté du consentement ».
«Céder n’est pas consentir » pourrait sembler une évidence aujourd’hui. Pourtant, pendant quelques décennies, sous prétexte de libération sexuelle, la confusion régnait. Partant de cet aphorisme et des récents récits de Camille Kouchner (La Familia grande) et de Vanessa Springora (Le Consentement), Clotilde Leguil opère une plongée dans les méandres du consentement. Son approche de philosophe et de psychanalyste nous éclaire sur un sujet souvent traité d’un point de vue juridique. Refusant de tomber dans une guerre des sexes, elle met également en garde contre une « dimension contractuelle de la sexualité » qui tendrait à rendre impossible la rencontre.
Le Point: Quelle distinction établissez-vous entre consentir et céder, deux verbes qui, dans le langage courant, peuvent avoir des significations proches? Clotilde Leguil :
Il est intéressant de revenir sur l’étymologie pour clarifier cette distinction et éviter une confusion entre ces verbes. Le mot « consentement » vient du latin cum sentire, qui renvoie à un sentiment d’être avec, à un accord avec l’autre, qui signifie un « oui » à l’autre et qui, du point de vue psychanalytique, renvoie à quelque chose de très intime, à un accord avec son corps. Il ne faut pas, à mon sens, réduire cette notion à un acte rationnel mais en examiner toute la dimension corporelle, qu’il s’agisse d’une expérience sexuelle ou d’une rencontre. Céder, cedere en latin, apparenté à cadere, est relatif à une chute, à quelque chose qui tombe. Le sujet cède une part de lui-même à l’autre, quelque chose du sujet chute au moment où son corps devient littéralement objet de l’autre. Cela nous amène à l’expérience traumatique du forçage, une violation physique et psychique au sein de laquelle le sujet se sent disparaître, il sent qu’il se produit quelque chose dans son corps avec quoi il n’est pas d’accord mais contre quoi il ne peut pas se défendre.
Depuis #MeToo, «Le Consentement» de Vanessa Springora et «La Familia grande» de Camille Kouchner, on semble redécouvrir la notion de consentement comme si elle avait été longtemps mise au second plan.
Oui, il y a une redécouverte de la valeur de l’expérience du consentement. Très présente dans la civilisation depuis le début du XXIe siècle, notamment en médecine, la notion de consentement a une acception juridique, celle d’un accord libre et éclairé de l’individu depuis sa raison. Ce qui apparaît aujourd’hui avec cette grande révolution féministe, c’est que cette notion met en jeu des forces plus obscures qu’un contrat éclairé avec l’autre. Pour moi, le consentement éclairé n’existe pas. MeToo était l’affirmation collective d’un non-consentement ; Vanessa Springora renverse les choses et dit : « Oui, j’étais consentante. » Cela permet d’apercevoir toute la complexité du consentement. Ce n’est pas parce que le sujet est consentant au départ à une relation amoureuse et sexuelle qu’il ne va pas pouvoir subir un traumatisme ou un forçage.
«La Familia grande», c’est aussi le procès d’une époque…
À travers le témoignage d’enfants de parents ayant vécu la libération sexuelle, on se rend compte qu’il y a une autre forme de violence qui s’est exercée, non plus au nom de l’autorité, mais au nom de la sexualité. Il y a un point aveugle dans l’utopie de la révolution sexuelle. Le rapport à la jouissance peut prendre la forme d’un impératif, d’un devoir : « Il faut jouir absolument au maximum ! » Or la frontière, c’est l’inceste ; la frontière, c’est le viol. On ne peut pas tout faire subir à l’autre au nom de la jouissance. La sexualité, c’est une affaire compliquée qui met en jeu la pulsion, ce n’est pas juste une affaire de liberté. Si la liberté de l’un viole le psychisme de l’autre, on peut parler comme le fait Lacan d’une « horrible liberté », une liberté sadienne : « J’ai le droit de jouir de ton corps sans que rien ne m’arrête. » La notion de consentement est donc précieuse, elle n’a pas à être mise au service d’une vision pudibonde ou normée de la sexualité.
Patrick Poivre d’Arvor, accusé de viols et d’agressions sexuelles par plusieurs femmes (l’enquête a été classée sans suites), parle d’une époque où l’on pouvait faire des «petits bisous dans le cou», d’autres se plaignent de ne plus pouvoir faire de blagues sexistes…
Peut-être ne faut-il pas tout confondre en faisant comme si ne pas forcer l’autre signifiait ne plus pouvoir désirer. Un viol n’est pas du même ordre qu’un compliment, un trouble n’est pas du même ordre qu’une emprise. La question est celle de la frontière : éprouver un désir, c’est aussi l’éveiller chez l’autre ou du moins essayer, et non forcer l’autre à s’y soumettre en lui imposant sa pulsion.
Vous réjouissez-vous de cette libération de la parole?
Ces récits ont pu faire avancer les choses sur le plan juridique : la loi en matière d’infractions sexuelles pose désormais une présomption de non-consentement en dessous de 15 ans. Jusque-là, les infractions sexuelles étaient abordées sur la base d’une présomption de consentement du côté de la victime, même si c’était un enfant. S’il n’avait rien dit, c’est qu’il était d’accord, en référence au fameux « Qui ne dit mot consent ». C’est une avancée majeure, pour autant il faut aussi préserver la dimension de la rencontre et ne pas s’enfermer dans une dimension contractuelle de la sexualité. C’est pour cela que je défends la beauté du consentement : le désir de rencontre est toujours au coeur de l’existence. Le climat actuel peut susciter une forme d’angoisse chez les jeunes hommes, il faut y être attentif pour ne pas tomber dans une impasse qui consisterait à rendre impossible la rencontre. Ce qui est difficile avec la logique des réseaux sociaux, où les pratiques de harcèlement, de dénonciation, de fausses rumeurs vont très vite. Il faut préserver quelque chose de l’intime qui n’est pas destiné à être divulgué.
Doit-on s’inquiéter du «consentement affirmatif», qui se développe sur les campus américains?
Il y a eu une sorte d’utopie du consentement éclairé avec cette idée qu’il suffirait d’un contrat, même fictif, pour obtenir des garanties. Comme si, au pied du lit, on pouvait définir quelles pratiques on allait accepter… La rencontre amoureuse relève, à mon sens, davantage du pacte que du contrat: on s’en remet à l’autre sans savoir et c’est aussi ce qui est inattendu qui nous transporte.
Parfois, les victimes reviennent sur les lieux de leur agression. Ce retour est difficile à comprendre…
Il n’y a que la psychanalyse qui peut éclairer ça. Il faut d’ailleurs rappeler que la psychanalyse a commencé avec cette notion d’abus sexuel. Le traumatisme psychique et sexuel sur le moment est vécu comme un événement qui coupe la langue du sujet et le laisse face à une véritable perplexité sur ce qui est arrivé. Freud le découvre avec le cas Emma (1895), cette patiente qui, à 18 ans, souffre d’un symptôme incompréhensible: elle ne peut pas rentrer seule dans une boutique sans exprimer une angoisse insupportable au point de partir en courant. Elle retrouve un souvenir à 13 ans puis, par associations, un autre, refoulé, de ses 8 ans : elle était allée seule acheter des bonbons et l’épicier avait passé la main sur ses organes génitaux… Et un peu plus tard, après cette agression, la petite Emma y retourne une seconde fois. Freud parlera de « compulsion de répétition » : c’est un signe distinctif du traumatisme psychique et sexuel. Elle y est retournée, non pas parce qu’elle savait ce qui allait se produire à nouveau, mais en se demandant ce qui lui était arrivé la première fois et en cherchant ce qu’elle avait perdu sur place. C’est tout le circuit infernal de la logique de la répétition traumatique. La répétition est une tentative de rejouer ce qui a eu lieu, comme pour le conjurer. Mais c’est un piège et parfois une malédiction
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« Un viol n’est pas du même ordre qu’un compliment, un trouble n’est pas du même ordre qu’une emprise. La question est celle de la frontière. »