Le Point

Jean-Philippe Bouchaud, l’académicie­n de la finance

Original. Jean-Philippe Bouchaud est à la fois chercheur en physique et patron d’un hedge fund. Portrait.

- PAR BEATRICE PARRINO ET LAETITIA STRAUCH-BONART

« Que la théorie économique ne prédise pas les crises est un problème. C’est à mettre au passif de la science économique. » J.-P. Bouchaud

Le chevalier a été d’une extrême précision, d’un sang-froid absolu. Le coup d’épée porté, ce 9 juin 2021, au sein du Collège de France, le plus prestigieu­x établissem­ent français d’enseigneme­nt et de recherche, a été suivi par des dizaines de témoins. La cible : une communauté entière, celle des économiste­s. « Que la théorie économique ne prédise pas les crises est un problème. C’est à mettre au passif de la science économique. » L’auteur de cette estocade est un dénommé Jean-Philippe Bouchaud, 59 ans, à l’air pourtant aimable. On est intrigué: quelle peut bien être sa profession pour trancher ainsi, sans compassion ?

D’après ses déclaratio­ns, il n’est ni un Gilet jaune, ni un farfelu, mais un « chercheur ». Ce qui est un peu vite résumé. Car le CV de ce M. Bouchaud est autrement plus long, plus complexe, et lui a permis de devenir professeur invité au Collège de France. « Je pensais que ma carrière, un peu bizarre, m’excluait de ce type d’honneur », reconnaît, amusé, Bouchaud. Il est vrai, que, dans la vie, il est plutôt occupé par des activités très hétéroclit­es. Quand il ne forme pas les cerveaux les plus brillants du pays aux « systèmes complexes » au sein du départemen­t de physique de l’École normale supérieure, il passe une tête à l’Institut de France, où il a été élu membre de l’Académie des sciences en 2017, aux côtés du médaillé Fields Cédric Villani, des Prix Nobel Claude Cohen-Tannoudji, Serge Haroche et Emmanuelle Charpentie­r ou encore des spécialist­es de santé publique Alain Fischer et Dominique Costagliol­a ; mais ce qui occupe le plus le professeur Bouchaud, ce n’est pas tant sa vie académique que sa petite entreprise de 220 salariés.

« Un peu bizarre », vous avez dit une carrière « un peu bizarre » ? Ce très respectabl­e physicien est un ovni, qui exerce une profession parallèle des plus périlleuse­s… Il baigne dans le plus affreux des secteurs, la finance, avec une prédilecti­on pour l’horripilan­te spéculatio­n. « Le pire du pire, en rit Bouchaud. Je n’aime pas trop le mot “spéculatio­n”. C’est un peu bizarre cette connotatio­n négative en français, alors que “spéculer” veut tout simplement dire “réfléchir”. »

Chercher, innover, tester… Lui réfléchit, donc, en tant que directeur et actionnair­e pour le compte de CFM (Capital Fund Management), l’un des plus gros hedge funds basés en France, qui gère la bagatelle de 8 milliards de dollars. Il a beau s’y adonner depuis plus de deux décennies, ses confrères scientifiq­ues haussent toujours les sourcils en découvrant sa deuxième activité… À travers sept fonds, CFM investit l’argent confié par des fonds de pension, de riches particulie­rs, des institutio­ns publiques ou des fonds souverains sur les marchés, en achetant et vendant à la pelle des actions, des « futures » (des contrats à terme) et des options. Une large palette de produits, plus ou moins volatiles, qui sert à contrôler au maximum les risques et à afficher un rendement plutôt décorrélé des humeurs générales de la Bourse. « L’objectif est de 8 % par an, avec une volatilité comparable. » Tout cela étant rendu possible grâce à des algorithme­s sophistiqu­és bâtis par les troupes de CFM, qui, de manière automatiqu­e, passent les ordres.

Si, chez CFM, on croise quelques financiers pur jus, on y dénombre surtout une très forte concentrat­ion au mètre carré de docteurs en physique, qui, sous la houlette de Bouchaud, cherchent, innovent, testent… C’est d’ailleurs la marque de fabrique de la trentenair­e CFM, alors que ses concurrent­s français ne se sont mis que plus récemment à offrir des places de choix aux physiciens au détriment des matheux. CFM dépense beaucoup d’argent pour l’achat de bases de données dans lesquelles ses têtes bien faites farfouille­nt à la recherche de l’informatio­n avec un « i » majuscule qui pourrait leur permettre de muscler leurs algorithme­s. Cela va du traitement « très classique » des données météo, afin d’anticiper la consommati­on d’énergie des ménages ou les récoltes des produits agricoles, à l’utilisatio­n plus « surprenant­e » des techniques de traitement numérique du langage (NPL). Ils décortique­nt par exemple la lettre annuelle la plus attendue du monde de la finance, celle de Larry Fink de BlackRock, pour dénicher ses « sentiments ».

« Chez CFM, explique Bouchaud, nous faisons de l’économie physique, une discipline née dans les années 1990. On appelle cela communémen­t “éconophysi­que”. Mais je n’aime pas trop ce terme.» Décidément en guerre contre les mots, l’amoureux des chiffres aurait préféré l’emploi de « phinance statistiqu­e ». Oui, avec un « ph », un clin d’oeil au poète ■

Alfred Jarry – qu’il affectionn­e – et à son professeur P.H., plus connu sous le nom d’Ubu, et une façon de souligner le côté parfois ubuesque de la théorie financière. Pionnier de cette discipline, qui se propose d’appliquer les méthodes de la physique à la compréhens­ion des phénomènes économique­s, notamment financiers, il a milité pour cette appellatio­n, sans succès, car elle ne signifiait rien aux esprits anglo-saxons…

Il ne pouvait que trop bien le savoir, lui qui a grandi à Londres. Là-bas, à la maison, il entend beaucoup parler de ses deux grandspère­s, dont il porte les prénoms. Philippe (Fouan), conseiller d’État, président de la Section finances ; et Jean (Bouchaud), peintre, membre de l’Académie des beaux-arts – dont il a enfilé le costume vert, après quelques retouches, à l’occasion de son élection à celle des sciences. Entre deux récits familiaux, le petit Jean-Philippe rédige des fiches de statistiqu­es de football ou se plonge dans un atlas économique… « Je m’intéressai­s au PIB. C’est bizarre, je sais », admet le physicien, qui confie avoir conservé ce premier livre de chevet. À 17 ans, il dit bye bye à sa famille et s’installe chez sa grand-mère, « une possible petite-fille d’Alexandre Dumas fils », à Paris, pour étudier. Il rêve de faire Centrale, comme son idole Boris Vian, mais, problème, le concours d’entrée a lieu le même jour que celui de Normale Sup’, et l’un de ses professeur­s le pousse à tenter plutôt l’ENS. Aïe. Mais bingo. Son avenir semble tout tracé : il fera de la physique quantique. Sauf que… le hasard frappe à la porte du laboratoir­e. Tandis qu’il prépare son doctorat, l’équipe à laquelle il est affecté fait une bouleversa­nte découverte : les événements extrêmes ont beau être rares, ils dominent l’observatio­n. Comprendre : c’est du plus gros tremblemen­t de terre dont il faut se soucier, même s’il est rare, car c’est lui qui emporte tout sur son passage. En comparaiso­n, les autres, plus faibles, sont des épiphénomè­nes. Bouchaud participe, en 1990, à la rédaction de l’article présentant les résultats. Et voilà qu’un actuaire le contacte pour savoir si cette trouvaille pourrait avoir un impact sur le modèle mathématiq­ue prisé des spécialist­es des marchés, celui de Black-Scholes. De qui ? Bouchaud ne voit pas du tout de qui, de quoi, on lui parle. « J’ai consulté leur modèle. Je l’ai trouvé totalement délirant ; et donc, j’ai essayé de le refaire à ma sauce ! » Osé… Surtout lorsque l’on sait que, sept ans plus tard, Myron Scholes sera couronné du prix Nobel d’économie pour ses travaux… Mais n’y voyez aucune insolence ! Bouchaud se passionne, apprend vite, et bâtit des outils alternatif­s au modèle adulé par les traders, qui, selon lui, n’intègre pas assez les données réelles et sous-estime les événements peu probables – à l’instar des krachs ou des crises.

Têtu. Comme il est déjà un peu têtu, il décide, en 1994, de se rendre à un salon pour spécialist­es de logiciels financiers, à la Défense. Il a l’audace de leur proposer d’intégrer à leurs outils de calcul sa version, revue et corrigée, de Black-Scholes… Une porte, deux portes lui sont claquées à la figure, mais il ne lâche pas, têtu vous dit-on. Et se produit enfin le «coup de foudre» lorsque, dans les allées de la foire, un ingénieur et entreprene­ur du nom de Jean-Pierre Aguilar ne le prend pas pour un fou, et ne le snobe pas car il n’est « que » physicien… En plus de vendre des logiciels, Aguilar détient une petite société de gestion – CFM – et se laisse tenter ■

« Si le prix Nobel d’économie était décerné intelligem­ment, Jean-Philippe l’aurait. » Doyne Farmer

par le hardi Bouchaud. Ils ■ lancent ensemble une entreprise de conseil, Science et finance, par la suite absorbée par CFM. Le duo se rôde, essuie des échecs, se relève. À CFM, les décisions sont prises par consensus, avec trois autres dirigeants. Ce qui permet à l’entreprise de ne pas trop tanguer lors du décès d’Aguilar en 2009.

À cette époque, Bouchaud, déjà touché par la perte de son ami, est rattrapé par un autre événement de taille: la crise. Si ses fonds tiennent le choc, lui ne digère pas l’aveuglemen­t des économiste­s, en particulie­r de ceux qui persistent à glorifier la mathématiq­ue financière façon Black-Scholes. Comment n’ont-ils pas pu sentir la catastroph­e arriver ? « Ils probabilis­ent le futur, modélisent le monde comme une gigantesqu­e loterie, mais j’ai l’impression que ça n’a rien à voir avec la réalité. » Bouchaud est convaincu que les économiste­s doivent revoir leur façon de penser et de travailler. Comme le dit Doyne Farmer, un éconophysi­cien américain qui a lui aussi fondé une société de gestion, Prediction Company, « les physiciens tendent à construire des modèles à partir de données, puis cherchent à établir des théories pour expliquer les régularité­s qu’ils observent. Les économiste­s partent de principes premiers, comme la maximisati­on de l’utilité, en tirent des conclusion­s, et ensuite regardent si les données correspond­ent à leur théorie. »

Bien décidé à les bousculer, Bouchaud vogue d’un continent à l’autre, avec pour objectif de faire monter sur la scène économique les modèles physiques. Fin 2009, début 2010, cet aficionado de Keynes, pour sa «volonté de comprendre ce qui se passe sans a priori », fait étape à Francfort, où il suscite l’intérêt de Jean-Claude Trichet, ex-président de la BCE. « Il offrait une analyse neuve, se remémore Trichet. Nos modèles ne nous permettaie­nt pas d’analyser la crise aiguë que nous traversion­s. Ceux de Jean Philippe Bouchaud apparaissa­ient comme bien plus susceptibl­es de rendre compte de ce que nous observions. » À la même époque, Bouchaud tente sa chance à Washington, qui abrite le FMI, sans arriver à convertir son chef-économiste d’alors, Olivier Blanchard.

Aujourd’hui encore, la plupart des économiste­s ne semblent guère disposés à jeter par-dessus bord le sacro-saint « homo economicus » rationnel qui reste au centre de leurs modèles, et que Bouchaud torpille : « Ça ferait du bien aux économiste­s d’être exposés à la “paillasse” des physiciens. Ce serait une leçon d’humilité très grande. Ils constatera­ient que le résultat d’une simulation est inattendu, même pour celui qui en a conçu les règles.»

« Un peu provoc ». Professeur d’économie au MIT, David Thesmar s’amuse de cet acharnemen­t. Il a beau être conseiller scientifiq­ue de CFM, il défend sa corporatio­n. « Il est un peu provoc ! On est tout de même moins bêtes qu’il ne le dit. On sait que les gens ne prennent pas des décisions comme ça en l’air. Vous imaginez un peu si le Prix Nobel d’économie Maurice Allais avait parlé comme Jean-Philippe le fait des physiciens ? » ironise-t-il. Il y a peu, les deux hommes se sont plongés dans une vieille étude bourrée de formules. « Le texte avait été lu par des centaines de départemen­ts d’économie américains. Et lui ? Il cherchait les fautes ! »

Puisqu’il a du mal à convaincre ses confrères aux cheveux gris, Bouchaud le pragmatiqu­e mise sur les jeunes. Il tente de les embrigader dès leurs études : le voilà à financer, à travers CFM, des partenaria­ts avec Polytechni­que, Columbia à New York, l’Imperial College de Londres. Et bien sûr avec Normale Sup’. Son rêve, rue d’Ulm : des cours de physique inscrits au programme des étudiants d’économie… « Pourquoi pas, répond Daniel Cohen, qui dirige le départemen­t d’économie de l’ENS. Notre métier est compliqué. Bouchaud apporte beaucoup aux économiste­s car il maîtrise des méthodes extrêmemen­t sophistiqu­ées auxquelles les économiste­s ne sont pas habitués. »

Dans sa quête, Bouchaud compte des soutiens de poids. Le premier d’entre eux est le philosophe, statistici­en et entreprene­ur Nassim Nicholas Taleb, qui cite d’ailleurs les travaux du Français dans son best-seller Le Cygne noir. Un jour à la fin des années 1990, à Greenwich, une ville du Connecticu­t, Taleb tombe sur Bouchaud et Aguilar, qu’il a déjà croisés lors de conférence­s, dans les toilettes d’un immeuble de bureaux. Venus chercher des investisse­urs, les deux Français lui racontent qu’ils vont rentrer bredouille­s. « Alors, je les ai présentés à mes investisse­urs, qui étaient juste à côté, et nous avons gardé contact, raconte Taleb, qui ne tarit pas d’éloges. J’ai rarement vu un chercheur en finance de son calibre. C’est un homme de science au sens propre, qui fait de la science pour elle-même, pas pour faire carrière. Il voit ses activités financière­s comme de la science expériment­ale. Je ne pense pas que les Prix Nobel Merton et Scholes lui arrivent à la cheville. » Doyne Farmer le dit sans ambages : « Si le prix Nobel d’économie était décerné intelligem­ment, Jean-Philippe l’aurait. » Mais Bouchaud en voudrait-il? Plutôt le Nobel d’économie ou celui de physique ? L’académicie­n esquive. Il a une obsession bien plus forte: promouvoir l’interdisci­plinarité.

Ce goût pour le mélange des genres s’étend jusqu’aux planches de théâtre. Il a repris le théâtre de La Reine Blanche, à Paris, pour le transforme­r en « Scène des arts et des sciences », avec, aux commandes, son épouse Élisabeth, une physicienn­e reconverti­e. C’est elle, quand on l’interroge sur la citation inscrite sur son épée d’académicie­n, qui souffle la réponse. « La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout. » L’auteur : Henri Poincaré. Et cette fois, Bouchaud n’a rien à redire sur le choix des mots ■

« Ça ferait du bien aux économiste­s d’être exposés à la “paillasse” des physiciens. Ce serait une leçon d’humilité très grande. » J.-P. Bouchaud

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Éconophysi­cien. Jean-Philippe Bouchaud devant l’Institut de France, à Paris, le 25 juin.

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