Comment les services secrets voient notre avenir
Prospective. La CIA, la DGSE, le FSB, le Mossad, les services chinois… Tous tablent sur un monde conflictuel et instable, où chacun fourbit ses armes.
Le monde n’en a pas fini avec la pandémie de Covid-19, loin de là. Mais à Washington, Pékin, Moscou, Paris, les experts en prospective planchent déjà sur le coup d’après. Quelles seront les prochaines crises auxquelles devra faire face l’humanité ? Où apparaîtront les nouvelles lignes de front ? Comme tous ses prédécesseurs, Joe Biden a trouvé un rapport fort éclairant sur son bureau en arrivant à la Maison-Blanche. Écrit par le renseignement américain, il souligne que la pandémie a causé « la plus forte perturbation mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale ». Dans le même temps, la révolution numérique, l’émergence de l’intelligence artificielle, le réchauffement climatique et une poussée de la dénatalité inattendue attisent les tensions aux quatre coins du monde.
Le nouvel éléphant dans ce magasin de porcelaine, c’est bien entendu la Chine. L’émergence de l’empire du Milieu conduira-telle à un nouveau monde bipolaire ? Les services secrets chinois se préparent au grand affrontement avec l’Occident et tentent de placer leurs pions partout en Amérique et en Europe, comme le montre notre enquête (voir p. 39). Côté américain, on semble pris de court par la montée en puissance de ce nouvel ennemi. La CIA peine à tisser sa toile sur l’immense territoire chinois, encore mieux gardé que ne l’était l’Union soviétique au XXe siècle (voir p. 36). Les Russes ont, eux, parfaitement géré la révolution numérique, faisant du FSB un service aussi redouté que l’était son ancêtre, le KGB. Sous l’égide d’un homme secret qui ne dépend que de Vladimir Poutine, le FSB a d’ailleurs conservé certaines des pratiques les plus radicales du KGB (voir p. 41). Au Moyen-Orient, le Mossad devrait garder la suprématie, mais son obsession à l’égard de l’Iran l’empêche d’avoir une vision politique à plus long terme (voir p. 38).
Dans ce paysage, où se situe la France ? Pour savoir comment notre pays prépare l’avenir, il faut se rendre dans un lieu confidentiel. Dans une aile de l’hôtel des Invalides, dans le 7e arrondissement de Paris, le Secrétariat général de la défense nationale (SGDSN) est un petit camp retranché. Les lieux, hérités du XVIIIe siècle, protègent les secrets de la République. Il faut franchir deux postes de gendarmerie et se délester de ses appareils connectés pour pouvoir entrer. Placé sous l’autorité du Premier ministre, l’organisme supervise les exportations d’armement, la protection informatique du pays ou encore les interceptions de sécurité. Abrités derrière ses murs épais, ses fonctionnaires sont chargés – avec l’aide des services de renseignement – de préparer la France aux crises de demain. Du moins les prévisibles… Car l’épidémie de Covid-19, qui progresse sans que personne sache quand elle
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s’arrêtera, pousse à la modestie. ■ « Nous n’avons pas la prétention d’imaginer la crise de 2030. Celles du passé nous imposent l’humilité », concède le préfet Stéphane Bouillon, patron du SGDSN. Pour autant, son service échafaude différents types de scénarios : cyberattaques, réchauffement climatique hors de contrôle, catastrophes naturelles, crises migratoires… « Nos travaux, parfois classés “secret”, permettent de se rendre compte d’une chose : nous aurions du mal à affronter certaines crises, poursuit-il. Des attaques visant l’approvisionnement pétrolier ou des câbles sous-marins, par exemple, secoueraient le pays. Mais nous ne sommes pas impuissants, la France prend des dispositions diplomatiques ou militaires pour éviter ce genre de crise auxquelles, comme tous les grands pays, nous réfléchissons sans cesse. »
Menaces. Contrairement à son homologue américain, le SGDSN n’ambitionne pas de rédiger de grands rapports, explique Stéphane Bouillon. Mais il suit de très près ce qui se passe outre-Atlantique. Récemment, un événement a particulièrement retenu l’attention des services de renseignement : l’attaque menée en mai par des pirates informatiques contre le Colonial Pipeline, aux États-Unis. Conseillé par le FBI, le gérant de l’oléoduc a rapidement accepté de payer une rançon (75 bitcoins, soit 2,133 millions d’euros) aux hackeurs pour que puisse s’effectuer la remise en service. Terrible aveu de faiblesse… Les opérateurs d’importance vitale sont invités à une vigilance particulière, confirme le préfet. Notamment concernant les entreprises comme TotalEnergies, EDF ou Orange, « qui concourent à la production et à la distribution de biens ou de services indispensables à l’exercice de l’autorité de l’État, au fonctionnement de l’économie, au maintien du potentiel de défense ou à la sécurité de la nation ».
Fin 2022, le SGDSN affrontera une difficulté majeure : réfléchir aux questions, qui, jusqu’ici, ne se sont jamais posées, y compris dans les régions du monde que la France est supposée connaître le mieux.
La dernière affaire ayant franchi le silence des murs épais du renseignement français illustre le manque d’anticipation des autorités, chef des Armées et président de la République inclus. Elle concerne le coup d’État du colonel Assimi Goïta au Mali, le 19 août 2020. En pleine opération Barkhane, alors que cet officier dirigeait les forces spéciales de son pays, ce qui en faisait un partenaire quotidien des forces françaises et des services de renseignement, sur place depuis sept ans, personne n’a vu le putsch arriver ! Défaillance du renseignement technique ou du renseignement humain ? Sans doute les deux…. Cet échec cuisant attribué à la DGSE aurait provoqué l’exaspération d’Emmanuel Macron, prompt à exiger une enquête. Un expert en la matière en tire quelques leçons : « Dans les services français, ils pensent que l’anticipation, c’est un truc vulgaire pratiqué par des intellectuels et des écrivains. Ils sont trop occupés avec leurs données techniques pour comprendre ce qui va se jouer sous leurs yeux. » Pointée du doigt, la DGSE a rétorqué – selon nos informations – qu’elle avait assez à faire avec le contreterrorisme pour s’occuper de tels dossiers, faisant porter la responsabilité de cet échec aux armées.
Serpent de mer. Comment faire pour régler ces difficultés et répondre efficacement aux défis qui se poseront demain ou dans vingt ans ? À en croire ce même interlocuteur, il faut miser sur l’« analyse anticipative,le meilleur moyen pour produire du bon renseignement. Mais la DGSE ne favorise pas cette filière, dont la refonte est un serpent de mer. La vérité ? Le directeur général ignore ce sujet et son directeur du renseignement s’en fout ! » Pourtant, une « mission prospective » de la DGSE, chargée de faire preuve d’imagination et associant des analystes issus de plusieurs directions, a été mise en place par Martin Briens, un diplomate aujourd’hui directeur de cabinet de la ministre des Armées, Florence Parly, quand il était directeur de la stratégie du service de renseignement extérieur français. Il s’agissait en 20162017 d’«apporter des analyses divergentes, tant sur les affaires présentes que sur l’avenir », explique
un excellent connaisseur du renseignement extérieur sous l’ère Macron. « Il ne faut jamais oublier de se poser cette question : comprenons-nous convenablement les enjeux ? » Les travaux de la « mission prospective » sont secrets mais Le Point a eu vent d’une étude récente et novatrice sur « l’Internet des objets ». Sera-t-elle rendue publique un jour ?
Le service de renseignement extérieur a également lancé le cercle de réflexion Interaxions, afin d’« enrichir les capacités d’analyse et d’anticipation de la DGSE dans un contexte international particulièrement incertain ». Avant d’être bousculé par la crise sanitaire, Interaxions avait organisé plusieurs colloques fermés auxquels étaient invités des chercheurs et des universitaires, des membres de la communauté française du renseignement, des collaborateurs de services étrangers et quelques journalistes amis du service. La DGSE réfléchit à la reprise des activités d’Interaxions, tout en préparant un livre compilant ses travaux. Mais est-elle la mieux placée ?
Au Quai d’Orsay, il existe un Centre d’analyse de prévision et de stratégie (CAPS), créé en 1974 sous Georges Pompidou. Toujours très actif aujourd’hui pour proposer à la diplomatie française des « visions alternatives et des chemins de traverse », selon l’un de ses anciens cadres, le CAPS demeure discret. Ses notes d’analyse sont réservées aux cercles dirigeants, mais les plus pertinentes sont rassemblées dans les Carnets du CAPS. Peu tenté par la prospective et privilégiant le soutien aux affaires en cours, le CAPS avait néanmoins publié en 2017 le hors-série Les Mondes de 2030. Son directeur de l’époque, Justin Vaïsse, ne cachait pas ses doutes sur l’utilité de l’exercice : « En 1932, que pouvait-on prévoir de 1945 ? On sait combien il est illusoire de prédire l’avenir, combien l’Histoire en marche est difficile à déchiffrer et à quel point l’inattendu et les surprises se moquent de notre tendance à projeter le connu, le familier et le linéaire sur l’avenir .» Les rédacteurs avaient travaillé sur deux axes : la puissance
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« On travaille trop peu sur les scénarios d’avenir, alors que c’est extrêmement instructif. » Martin Briens, directeur de cabinet de Florence Parly