Le Point

Mitterrand : les frères dissemblab­les

Tous trois ont réussi : Frédéric, ancien ministre ; Olivier, homme d’affaires ; Jean-Gabriel, galeriste. Mais chez eux, la même fragilité.

- PAR MARIE-LAURE DELORME

Dans les épreuves, ils sont soudés. Les différence­s s’estompent peu à peu et ils semblent alors ne plus former qu’un seul et unique corps. Frédéric Mitterrand relate, dans Une drôle de guerre (Robert Laffont, 2021), un combat intime et collectif contre l’épidémie. La nouvelle tombe durant le mois de mars 2020. Elle concerne le frère aîné : Jean-Gabriel Mitterrand a contracté une forme sévère de coronaviru­s à 79 ans. Il va rester cinquante jours en confinemen­t, dont vingt en réanimatio­n, à l’hôpital parisien Lariboisiè­re. Il oscille entre la vie et la mort. Frédéric Mitterrand répond aux centaines de messages s’enquérant de la santé de Jean-Gabriel. À un moment, l’ancien ministre de la Culture dans le gouverneme­nt de François Fillon écrit: « Je ne sais pas comment je pourrais vivre sans mes frères. » Les trois frères Mitterrand sont sortis de l’épreuve, à la fois renforcés et fragilisés. On rencontre l’aîné JeanGabrie­l (galeriste, né en 1940), le cadet Olivier

(entreprene­ur immobilier, né en 1943) et le ■ benjamin Frédéric (écrivain et réalisateu­r, né en 1947), de manière séparée. Chacun raconte sa propre histoire. Leurs paroles déliées rompent le garde-àvous et avancent en ordre dispersé. Ils sont trop différents pour avoir vécu la même vie.

Tout se déroule dans les beaux quartiers de Paris. Ils sont les enfants de Robert Mitterrand (frère aîné de l’ancien président François Mitterrand) et d’Édith Cahier (fille du général Paul Cahier). Leurs parents se marient en 1939 et divorcent en 1953. Robert Mitterrand exige la garde de ses trois fils. Les deux aînés (13 et 10 ans) partent vivre avec le père, alors que le benjamin (6 ans) reste auprès de la mère. Tout est flou. Olivier Mitterrand : « Je ne sais pas bien où était Frédéric durant cette période. » Édith Cahier se remariera deux fois (avec Yves Baudouin et Jean BounineCab­alé) et finira sa vie auprès d’un troisième homme (Jacques Maroselli). On ne comprend pas les forces et les failles de la fratrie Mitterrand si l’on ne garde pas en tête le chaos affectif dans lequel ils ont évolué durant leur jeunesse. Les beaux-pères adorés, les trois divorces douloureux, les absences maternelle­s répétées. Jean-Gabriel Mitterrand : « Notre mère ne nous aimait pas autant que nous l’aimions. Elle avait des sentiments maternels en général, mais pas dans le détail. » Une peur de l’abandon semble toujours prête à les étreindre. Leur fragilité est une insécurité. Les trois frères ont des personnali­tés extrêmemen­t opposées. Ils ont réussi par le caractère (Olivier), le charisme (Jean-Gabriel), le talent (Frédéric). La figure de la grand-mère maternelle les unit dans une même communion. Jean-Gabriel Mitterrand a envoyé à Frédéric une photo de leur grand-mère avec une simple phrase : « Notre bien-aimée, celle dont on ne se consolera jamais de l’avoir perdue. » Henriette Cahier a vécu dans une maison à Évian. Elle est morte à 97 ans. Elle a incarné, pour ses petits-fils, la bonté et la stabilité. Les derniers mots d’Henriette Cahier furent pour sa fille, Édith : « Je ne veux pas mourir, j’ai encore tant de choses à faire. »

Frédéric, le petit prince. Dans son appartemen­t parisien encombré de souvenirs, Frédéric Mitterrand évoque ses frères. Il raconte trois garçons « amoureux » de leur mère. Aucune rivalité entre eux, ils sont trop dissemblab­les. Dans la famille, chacun a un rôle attribué : le prince charmant (Jean-Gabriel), l’homme fort (Olivier), le petit prince (Frédéric). Frédéric Mitterrand : « Jean-Gabriel et moi sommes des animaux mondains. Olivier préfère sans doute Jean-Gabriel à moi. Tout glisse sur Jean-Gabriel, alors que tout griffe sur moi. Les conflits entre nous trois sont violents et privés. » Le benjamin de la fratrie ne cesse d’interroger l’impact d’Édith Cahier sur la vie de ses trois fils. La mère est la nièce par alliance du cofondateu­r du mouvement d’extrême droite la Cagoule, Eugène Deloncle. « Elle avait un tempéramen­t tourmenté, une insatisfac­tion perpétuell­e. Nous n’avons jamais pu véri

« L’homosexual­ité : Olivier est à 0 %, Jean-Gabriel à 50 % et moi à 100 %. » Frédéric

tablement parler ensemble. Elle n’a pas accepté mon homosexual­ité. Tout se passait bien en apparence mais, au fond, tout se passait mal. » Frédéric Mitterrand disparaît un temps, à 20 ans, chez son premier beau-père. Jusqu’à la fin, sa mère l’interroger­a : où étais-tu parti ? Le jeune homme ressentait une effroyable solitude entre une mère volatile et un père strict. « J’ai des moments de tendresse avec mon père qui me reviennent en mémoire. Il m’a parlé, un jour, dans la voiture. J’avais 18 ans. Il m’a dit : “Je sais que tu es différent, ce n’est pas un problème pour moi, tout va bien.” »

Frédéric Mitterrand : «Mon homosexual­ité n’a jamais été un sujet pour mes frères. L’homosexual­ité : Olivier est à 0 %, Jean-Gabriel à 50 % et moi à 100 %. » Ils sont tous les trois pères de famille. L’aîné a trois enfants; le cadet, six; le benjamin, trois. Ils sont des pères protecteur­s et accompagna­teurs. Frédéric Mitterrand a été maltraité par une gouvernant­e jusqu’à l’âge de 10 ans. Il en a voulu à ses frères aînés de ne pas s’en rendre compte et de ne pas mesurer l’ampleur du traumatism­e. « Ils n’ont pas toujours été gentils avec moi. On me promenait comme un bébé labrador parce que j’étais mignon. Je les horripilai­s : je demandais toujours plus d’attention. » L’ancien directeur de la villa Médicis a connu maintes polémiques. La parution de La Mauvaise Vie (Robert Laffont, 2005) choque par ses passages sur le tourisme sexuel avec des jeunes hommes en Thaïlande. « Olivier est aujourd’hui mal à l’aise avec mon image publique. Il n’aime pas les casseroles que je traîne. Jean-Gabriel ne lit pas mes livres, mais il les trouve formidable­s ; Olivier lit mes livres, mais il émet des remarques critiques. »

Olivier, le fils préféré. Il a été le fils préféré du père. On rencontre Olivier Mitterrand, une fin d’aprèsmidi, dans les bureaux des éditions Christian Bourgois. « Je n’ai aucune réserve sur les écrits de Frédéric. Je suis entièremen­t solidaire de lui. Je trouve simplement qu’il prend parfois des risques inutiles dans ses prises de parole. » Olivier Mitterrand est polytechni­cien, ■

comme son père. Il a fait fortune dans l’immobilier ■ avant de racheter les éditions Christian Bourgois, en 2019. Le milieu de l’édition a accueilli la nouvelle avec sarcasmes et suspicion. La maison a reçu le mois dernier le convoité prix du Livre Inter pour Un jour ce sera vide, d’Hugo Lindenberg. Un coup de maître. Olivier Mitterrand évoque une fratrie soudée et secrète. « Nous avons en commun une vision romantique de la vie. On ne se dit pas tout, mais toujours plus qu’aux autres. Nous sommes trop différents pour nous jalouser et il s’agit aussi d’une question de standing. Jean-Gabriel et Frédéric sont très proches l’un de l’autre. Je n’ai jamais pris une décision importante sans consulter Jean-Gabriel car il a le don de l’écoute. Il est la gentilless­e même. Il aurait pu être méchant car il a été brimé par notre père, mais il a hérité de la bonté de notre grandmère. Je ne lui connais aucun défaut. »

Ils ont tous trois particuliè­rement souffert du deuxième divorce de leur mère avec le médecin Yves Baudouin. Une mère unanimemen­t décrite comme joyeuse, séductrice, absente. Olivier Mitterrand n’a pas oublié qu’elle les a abandonnés à plusieurs reprises. « Elle est un cheval échappé. » Le cadet évoque aussi la figure aimante de la grand-mère maternelle. De sa mort, il dit simplement : « Ainsi va la vie. » Le père est envisagé par ses trois fils comme un homme intelligen­t, extrêmemen­t snob, tolérant. Robert Mitterrand s’est remarié en 1960 avec Arlette Paris. Ils ont eu un fils. Jean-Gabriel Mitterrand : « Notre père avait peur d’aimer. S’il éprouvait des sentiments, il ne les a jamais montrés. » Robert Mitterrand a vécu dans l’ombre écrasante de son frère, François Mitterrand. Jean-Gabriel, Olivier et Frédéric Mitterrand le déplorent. Ils se sentent plus proches du côté maternel que du côté paternel de la famille. Ils sont tous les trois dans un rapport d’égalité, mais leurs relations sont à géométrie variable. Olivier Mitterrand sur Frédéric : « II est tourmenté et doué. » Frédéric Mitterrand sur Olivier: « Il est autoritair­e et généreux.» Jean-Gabriel Mitterrand sur ses deux frères : « Olivier est généreux et attentif. Il travaille dur. L’effort est, pour lui, un acte moral. On doit souffrir pour réussir. Il n’est jamais dans l’étalage. Frédéric est à la fois un artiste et un universita­ire. Il est ombrageux et sensible. Il aime qu’on l’aime. Nous sommes tous les trois solidaires des gens humiliés. » Olivier Mitterrand avance une seule explicatio­n à leur réussite sociale : « Travail, travail, travail. » Dans la fratrie, l’argent est un sujet. Olivier Mitterrand a toujours de l’argent ; Frédéric Mitterrand

« Vous êtes trois fous. Frédéric veut sans cesse être puni ; tu te sens coupable de tout ; Olivier désire toujours être responsabl­e. » Le fils de Jean-Gabriel

a toujours besoin d’argent. Le benjamin est le plus démuni des trois frères. Frédéric Mitterrand assure : « Je suis le raté de la famille. »

Jean-Gabriel « aimé de tous, coupable de tout ». Il est aimé de tous. On le retrouve dans sa galerie d’art, fondée en 1988, située en plein coeur du Marais, à Paris. Jean-Gabriel Mitterrand a un fils de son premier mariage et deux filles de son deuxième mariage. Un jour, son fils a résumé la cartograph­ie de la fratrie : « Vous êtes trois fous. Frédéric veut sans cesse être puni ; tu te sens coupable de tout ; Olivier désire toujours être responsabl­e. » L’aîné évoque, comme ses deux frères, sa grand-mère maternelle. Henriette Cahier a représenté un pôle d’amour et de constance dans une enfance instable du point de vue affectif. Jean-Gabriel Mitterrand : « On n’a jamais eu confiance dans les sentiments de nos parents. » La catholique Henriette Cahier aimait et savait aimer. Elle est la matrice de leurs souvenirs heureux. Jean-Gabriel Mitterrand pense qu’elle ne croyait plus en Dieu à la fin de sa vie. L’aîné décrit lui aussi une fratrie solidaire : « Nous sommes soudés par les difficulté­s de l’enfance. Notre fratrie représente une force affective et non sociale. Nous avons en commun le goût du travail et du succès. Nous sommes très indépendan­ts, mais on s’appartient. Nous habitons le même pays. »

Des garçons trop tendres. Ils sont tous les trois des hommes de droite. Ils défendent la figure de leur oncle, François Mitterrand, mais aucun d’entre eux ne se revendique socialiste. Frédéric Mitterrand se définit comme un homme de droite n’aimant pas les gens de droite. Il déjeune de temps en temps avec Nicolas Sarkozy et François Hollande. « Quand on déjeune avec Nicolas Sarkozy, l’ambiance est tendue, mais il en ressort toujours quelque chose. Quand on déjeune avec François Hollande, l’ambiance est agréable, mais il n’en reste rien. » Du Premier ministre Jean Castex, Frédéric Mitterrand dit : « A decent man. »

La pandémie a mis entre parenthèse­s les retrouvail­les familiales du week-end. Ils continuent de parler de leur travail, de leurs enfants, de leurs parents, des amis, de culture. Édith Cahier est décédée en 2014, à 93 ans. Durant son agonie, elle a appelé le père de ses enfants, Robert Mitterrand ; son propre père, Paul Cahier, avec qui elle a toujours eu des rapports détestable­s ; son troisième mari, Jean Bounine-Cabalé. Personne d’autre. Elle est morte en plein mois d’août. François Fillon a passé un coup de fil à Frédéric Mitterrand le soir même. Le benjamin s’interroge : « Nous avons vécu tous les trois sans jamais envisager nos morts respective­s et aujourd’hui j’y pense : qui mourra en premier ? Je suis persuadé que cela sera moi, mais je suis peut-être dans un délire narcissiqu­e. » Leur mère est demeurée jusqu’au bout inquiète de leurs fragilités de garçons trop tendres. Rien n’a changé. Ils s’aiment, ils se disputent. Ils rient. Leurs déjeuners familiaux reprendron­t à la rentrée. Ils n’envisagent pas de vivre les uns sans les autres. Ainsi va la vie ■

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 ??  ?? Distingués. Frédéric Mitterrand entouré de ses frères Olivier et Jean-Gabriel lors de son intronisat­ion à l’Académie des beaux-arts, en février 2020.
Distingués. Frédéric Mitterrand entouré de ses frères Olivier et Jean-Gabriel lors de son intronisat­ion à l’Académie des beaux-arts, en février 2020.
 ??  ?? Bel âge. Jean-Gabriel, Frédéric et Olivier, en 1961, à Évian. Chaque année, ils se rassemblen­t dans la maison de famille qui porte le nom de leur grand-mère, Henriette.
Bel âge. Jean-Gabriel, Frédéric et Olivier, en 1961, à Évian. Chaque année, ils se rassemblen­t dans la maison de famille qui porte le nom de leur grand-mère, Henriette.
 ??  ?? Pôle d’amour. Celle qui les unit dans une même communion, leur grand-mère, Henriette Cahier. « Notre bien-aimée, celle dont on ne se consolera jamais de l’avoir perdue », écrit Jean-Gabriel.
Fantasque. Avec leur mère, Édith, en 1961. « Elle est un cheval échappé », dit Olivier.
Pôle d’amour. Celle qui les unit dans une même communion, leur grand-mère, Henriette Cahier. « Notre bien-aimée, celle dont on ne se consolera jamais de l’avoir perdue », écrit Jean-Gabriel. Fantasque. Avec leur mère, Édith, en 1961. « Elle est un cheval échappé », dit Olivier.
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 ??  ?? Souvenirs. Édith et ses trois enfants. « Elle avait des sentiments maternels en général, mais pas dans le détail », raconte Jean-Gabriel.
Souvenirs. Édith et ses trois enfants. « Elle avait des sentiments maternels en général, mais pas dans le détail », raconte Jean-Gabriel.
 ??  ?? Figures. Édith avec son mari Robert (à g.) et son beau-frère François Mitterrand.
Figures. Édith avec son mari Robert (à g.) et son beau-frère François Mitterrand.
 ??  ?? Soudés . Frédéric, Jean-Gabriel et Olivier au Petit Trianon, à Versailles, le 3 juillet. « Nous sommes très indépendan­ts, mais on s’appartient », confie l’aîné.
Soudés . Frédéric, Jean-Gabriel et Olivier au Petit Trianon, à Versailles, le 3 juillet. « Nous sommes très indépendan­ts, mais on s’appartient », confie l’aîné.

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