Le Point

Richard Florida : « On en fait trop sur la mort des grandes villes »

Le chercheur américain, inventeur du concept de « classe créative », dessine la ville post-Covid : si l’exode des familles, qui fuient le coût de la vie et l’insécurité, va se poursuivre, elle reste un pôle d’attraction pour les jeunes.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

On connaît l’espiègle « bobo », terme inventé par le journalist­e du New York Times David Brooks dans les années 2000. On connaît moins son frère jumeau, celui de « classe créative », concept lancé à la même époque sous la plume du chercheur américain spécialist­e des villes Richard Florida dans The Rise of the Creative Class (Basic Books, non traduit) et qui a immédiatem­ent rencontré un succès exceptionn­el aux États-Unis et au Canada. Par cette expression, Florida désigne ces personnes éduquées et exigeantes, travaillan­t dans la technologi­e, l’art ou le marketing, dont la présence fait à la fois le sel et la richesse des villes dans un environnem­ent où l’innovation dépend désormais plus de l’inventivit­é humaine que des ressources naturelles. Depuis, le professeur à la School of Cities et à la Rotman School of Management, à l’Université de Toronto, ne cesse de décortique­r l’évolution démographi­que des espaces urbains.

Le Point: Est-il possible d’évaluer aujourd’hui les dommages infligés aux villes par la pandémie? Richard Florida:

On peut évidemment constater l’état désastreux de l’économie et de la vente au détail, mais, les dommages les plus importants étant humains, ils restent difficiles à mesurer. Au-delà du nombre de cas de Covid-19 et de décès, les confinemen­ts et plus généraleme­nt les mesures restrictiv­es ont eu des effets importants. Récemment revenu à Toronto après avoir passé l’hiver à Miami, je constate que les dommages collatérau­x semblent pires dans cette ville qui a mis en place des mesures très contraigna­ntes. Les habitants semblent y souffrir d’un syndrome de stress post-traumatiqu­e doublé d’un syndrome de Stockholm. Au moins, à Miami, les enfants sont allés à l’école, menant une vie assez normale. Pas ici.

Qu’en est-il des villes elles-mêmes, en particulie­r les plus grandes?

On en fait beaucoup trop, depuis le début de la pandémie, sur la « mort » des grandes villes, notamment aux ÉtatsUnis. Cela s’explique à mon avis par une donnée essentiell­e de la société américaine, la haine absolue que porte l’ensemble du pays à la ville de New York. Chaque fois que New York est en crise, on dit qu’elle va mourir. Mais elle ne meurt jamais ! Ni Toronto, ni Paris. Des pandémies bien pires n’ont jamais tué les grandes villes, et ceux qui en sont partis y sont toujours revenus. Ce que nous allons observer, en revanche, ce sont des changement­s subtils et nuancés qui ont beaucoup à voir avec notre démographi­e: d’abord, les familles vont continuer à quitter les grandes villes. C’est un mouvement naturel, aux États-Unis, pour les familles avec enfants, en partie parce que les villes sont chères, que les écoles n’y sont pas perçues comme aussi excellente­s qu’ailleurs, et que la criminalit­é y semble supérieure. Mais la crise du Covid-19 a accéléré cet exode familial en compressan­t sur quelques mois ce qui aurait pris quelques années. Autre groupe digne d’intérêt, les étudiants et les jeunes actifs, qui ont quitté de façon temporaire les grands centres urbains pour rentrer chez leurs parents, y reviennent aujourd’hui. Dans les précédente­s pandémies de l’Histoire, les villes se sont rajeunies. La même chose va se produire. Notons au passage qu’à court terme New York sera moins chère, ce qui est évidemment attractif pour la jeunesse.

Quels autres lieux vont bénéficier de cet «exode»?

La pandémie aux États-Unis a offert un réel avantage à deux espaces auparavant peu considérés : les zones rurales et les villes de taille moyenne. Les Américains ont toujours aimé la campagne. Quand on n’apprécie pas la proche banlieue, c’est une option idéale. Par exemple, de nombreuses personnes de Detroit et de Chicago ont déménagé à Traverse City (Michigan) dans de magnifique­s maisons au bord de l’eau, et ils font la navette ou travaillen­t à distance. On observe en ce moment un très fort accroissem­ent de la population des villes de la Hudson Valley autour de New York, comme Woodstock, Hudson ou Kingston. Ensuite, on constate une migration vers des villes moyennes comme Austin et Miami, parfois seulement pour quelques mois dans l’année. Austin est un hub technologi­que et a

toujours été attractif. Certains entreprene­urs et capitalris­queurs se sont installés récemment à Miami. Je pense aussi à Pittsburgh, à Nashville. Ce n’est pas un tournant majeur, mais c’est évidemment bénéfique pour ceux qui y trouvent une plus grande variété de choix.

Dans les années 2000, on prédisait la mort des villes et du travail au bureau en raison d’Internet. Ce n’est pas arrivé. Allons-nous revenir lentement à un mode de vie prépandémi­que?

Nous entrons dans les nouvelles Années folles ! On oublie vite les pandémies. Je suis né en 1957, pendant la «grippe asiatique », certaineme­nt la pire pandémie du siècle entre la grippe espagnole et le Covid. Et pourtant mes parents n’en ont jamais parlé. Ils sont nés dans les années 1920, au sein de grandes familles italiennes. Tous mes oncles et tantes ont traversé la grippe espagnole, et pourtant personne n’évoquait le sujet en famille. À tel point qu’aux ÉtatsUnis on l’appelle «la pandémie oubliée». En revanche, qu’est-ce que j’ai pu entendre parler de la Grande Dépression ! Je ne me pensais guère capable de m’adapter à la vie post-Covid-19, et pourtant cela ne m’a pris que quelques semaines.

En un mot, nous allons revenir à la normale.

Concernant les interactio­ns humaines, nous allons sans doute mélanger les genres. La vidéoconfé­rence, préférable au téléphone, restera utile, notamment pour les conversati­ons internatio­nales ou les cours à distance. Finalement, cela accentuera une tendance urbaine déjà existante : en début de carrière, il faut être en ville – à Los Angeles si vous faites du cinéma, à New York ou à Londres pour la finance, dans la Silicon Valley pour la technologi­e. Une fois que vous avez développé votre réseau, vous pouvez vous installer ailleurs, plus loin, dans des maisons plus grandes et moins chères. Les gens auront la vie que menaient les riches autrefois.

Que va-t-il advenir de la «classe créative» si elle est éparpillée, ou moins concentrée?

Elle va continuer à se développer, parce que le travail à distance lui donne encore plus de possibilit­és. Les membres de la « classe créative » veulent pouvoir travailler sur des projets passionnan­ts avec des gens intéressan­ts dans des lieux agréables. L’argent est important mais secondaire. C’est plus fort encore aujourd’hui, où ils sont prêts à accepter encore moins de compromis sur leur mode de vie. En conséquenc­e, les séparation­s démographi­ques seront encore plus nettes. Quand j’ai écrit The Rise of the Creative Class, les jeunes estimaient déjà manquer d’un partage d’expérience de leurs aînés, qui regrettaie­nt, eux, de ne pouvoir les aider davantage. Les entreprise­s devront répondre à ce manque d’interactio­n.

Cependant, le phénomène actuel le plus important dans les villes américaine­s n’est pas le Covid-19 mais l’insécurité, qui a beaucoup augmenté depuis quelques mois – ce qu’une maire que j’ai interrogée nomme la « folie covidienne ». Lorsqu’on rouvre les espaces publics comme aujourd’hui, il est inévitable que ceux qui les peuplent en premier soient les personnes les plus indifféren­tes au risque – des sans-abri, des personnes un peu dérangées, des jeunes chahuteurs. Si ce phénomène n’est pas contrôlé, la migration des familles et des personnes âgées hors des villes s’accentuera encore, et le retour à la normale prendra du temps.

On a reproché à la classe créative de participer à une division croissante entre le «peuple» et «l’élite». Pensez-vous que cette séparation va s’accroître ou, au contraire, qu’il y aura davantage de brassage si, pour le dire de façon simpliste, les bobos déménagent en province?

Cette division va perdurer, parce qu’elle tient au fait que la classe créative dispose de nombreux avantages économique­s et sociaux qui tiennent à l’éducation de ses membres et à leur situation profession­nelle. Entre 30 et 40 % des personnes vivent ainsi aujourd’hui ; les autres, ouvriers ou employés, ont une vie plus difficile. Le ressentime­nt qui en découle n’est pas seulement économique, il est culturel. Cela dit, la classe créative cherche aussi à quitter les grandes villes pour sortir de sa bulle ou même offrir à ses enfants une vraie éducation qui ne soit pas seulement orientée vers le « politiquem­ent correct ». Cela ressort des témoignage­s que j’ai recueillis à Traverse City ou Tulsa, où certains me disent être désormais amis avec des ouvriers et heureux de se retrouver avec des électeurs de Trump. Ils disent mieux connaître leur pays. Notre pays est fatigué de ses divisions. Le départ de Trump a beaucoup compté dans cette envie de normalisat­ion. Nous sommes peut-être en train de retrouver un terrain d’entente. On l’a vu avec la vaccinatio­n, où nous avons déployé un effort exceptionn­el dans un pays pourtant divisé. Comme me l’a dit un jour mon père, il ne faut jamais sous-estimer la capacité des États-Unis à se sortir du pétrin

« Cela accentuera une tendance déjà existante : en début de carrière, il faut être en ville. Une fois que vous avez développé votre réseau, vous pouvez vous installer ailleurs. »

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Professeur à la School of Cities et à la Rotman School of Management (Université de Toronto)
Richard Florida Professeur à la School of Cities et à la Rotman School of Management (Université de Toronto)

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