Interview : Christian Clavier-JeanMarie Poiré, leur master class du rire
Mystère à Saint-Tropez marque les quarante ans de leur collaboration. Les Goldfinger du cinéma français dévoilent leurs secrets de fabrication au Point.
Du haut de leur fauteuil, 40 millions de spectateurs les ont contemplés dans les salles de cinéma et sans doute dix fois plus à la télévision. Depuis Le Père Noël est une ordure, en 1981, jusqu’à Mystère à Saint-Tropez (sortie le 14 juillet), Christian Clavier et Jean-Marie Poiré ont signé onze collaborations et quelques-uns des plus grands films comiques français. Papy fait de la résistance, Twist Again à Moscou, Mes meilleurs copains, Les Visiteurs, Les Anges gardiens… Depuis quarante ans, ils incarnent l’esprit français, cet humour léger, presque enfantin, qui refuse d’être l’alibi de messages politiques ou moraux.
Clavier et Poiré se connaissent si bien que l’un peut achever la phrase que l’autre a commencée. Leur complicité n’est pas seulement professionnelle, elle est amicale et géographique. À Bruxelles, ils habitent à quelques centaines de mètres l’un de l’autre. C’est dans la capitale belge, dans le bureau du réalisateur, que nous les avons rencontrés au milieu d’affiches de leurs plus grands succès. Pour une master class de drôlerie et de lucidité sur l’époque et le cinéma.
Le Point: Mystère à Saint-Tropez marque quarante ans de concubinage artistique puisque Le Père Noël est une ordure date de 1981… Jean-Marie Poiré: Ça fait carrément chier [rire]. Christian Clavier: C’est clairement une très mauvaise entrée en matière. Ça fait un peu les mecs qu’on a sortis du formol, ils sont complètement cuits, et, comme ils vont bientôt éjecter, on va faire un petit truc sur eux [rire].
J.-M. P. : Quinze ans, ç’aurait été une bonne nouvelle. C. C. : Vingt-cinq ans, c’était supportable, quarante ans, c’est redoutable.
C’est assez inédit en France, tout de même, une collaboration aussi longue au cinéma… J.-M. P.: C’est grâce à l’alcool, à la bonne bouffe et au sport [rire].
C. C. : Inédit, je ne sais pas. Jean Aurenche et Pierre Bost [Le Diable au corps et La Traversée de Paris, NDLR] ont travaillé longtemps ensemble. En Italie, Age-Scarpelli [duo composé de Agenore Incrocci et Furio Scarpelli] ont bossé toute leur vie côte à côte, que ce soit pour les films de Dino Risi, notre maître, ou pour d’autres réalisateurs.
Comment expliquez-vous votre longévité?
C. C. : Au début des années 1980, on a écrit Le Père Noël pour le théâtre avec le Splendid. Josiane nous présente Jean-Marie pour réaliser l’adaptation au cinéma – qu’on n’a pas voulu faire pendant longtemps. Nous pensions que ce serait difficile d’en faire un film. À l’époque, nous travaillions en troupe et chacun écrivait son rôle. Jean-Marie, qui a été un des auteurs de Michel Audiard, avait une vraie méthode, lui. Une partie du groupe n’a pas apprécié, car certains avaient le sentiment qu’il voulait leur apprendre comment faire ; moi, intellectuellement, ça m’a branché. Je me suis dit: «Tu as des progrès à faire pour mettre en forme et déterminer une structure du scénario. » On s’est trouvés et, après, c’est l’aventure de la vie, avec les réussites et les échecs. Ça soude. Ce qui est intéressant dans notre cas, c’est que normalement les triomphes séparent, or ils nous ont encore plus rapprochés.
J.-M. P.: Pendant Le Père Noël, j’ai fait une grande découverte. Les membres du Splendid sont des acteurs de génie. Sauf qu’en tant qu’auteurs ils ne s’intéressent généralement qu’à leur rôle. Quand j’avais fait avec Balasko Les hommes préfèrent les grosses, son scénario ne tenait pas, car la jolie femme qui est le pendant de Josiane n’avait que deux scènes ! Christian, lui, est un véritable auteur: il ne vient pas uniquement pour écrire sa partition en s’endormant quand on parle des autres. Je m’en suis aperçu dans Le Père Noël – où il y a eu pas mal de conflits. Puisque la pièce avait bien marché, il fallait, selon certains, la tourner telle quelle. Moi, j’ai demandé beaucoup de modifications, notamment de donner plus de profondeur au personnage de Katia. En tant qu’auteur, je ne peux travailler qu’avec quelqu’un qui aime l’histoire. Je remarque qu’aujourd’hui les acteurs écrivent leur rôle et point barre !
C. C.: Ce qui donne cette tendance du cinéma de comédie où il n’y a que deux rôles ! On a oublié les seconds rôles et les personnages atypiques.
C’est quoi, la méthode Poiré? J.-M. P.: C’est Descartes ! On travaille très longtemps sur l’histoire, on passe des heures à converser sur le sujet. Presque tout le monde peut écrire une bonne scène, à commencer par quelqu’un qui l’a vécue. Celui qui est allé chez le dentiste et s’est fait arracher la mauvaise dent est capable de raconter cet événement à un dîner et de faire
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rire. Mais ça ne fait pas un bon film. Christian ■ est un vrai bon auteur de dialogues, il me fait penser à Michel Audiard.
C. C. : C’est très gentil comme compliment [sourire]. Parallèlement aux films que l’on faisait ensemble, j’ai fait beaucoup de théâtre et notamment des grands classiques. Grâce à Pierre Mondy, j’ai découvert Feydeau. Chez lui, il y a une mécanique : deux personnes qui ne devaient pas se rencontrer se rencontrent et il voit ce qu’il se passe. Il écrivait sans plan. La psychologie des personnages amène les scènes.
Le drame, ce sont les plans : vous prévoyez ce que vous allez faire et vous n’en sortez jamais. Or on ne peut jamais penser un film à partir d’un plan de six séquences. Les personnages vous font dériver. Les digressions dans l’écriture, c’est fondamental. Le personnage doit prendre le stylo et, parfois, on doit tout réécrire. Pourquoi avoir choisi de situer votre nouveau film dans les années 1970?
J.-M. P. : Les années 1970 étaient d’abord très gaies, et je me suis rappelé d’amis qui nous faisaient chialer de rire quand ils s’engueulaient.
C. C.: C’était un couple de gens très fortunés. Jacqueline Cormier était une grande productrice de théâtre et elle recevait à Saint-Tropez le monde du spectacle et la cour. On s’est souvenus de cela et de cette période où tout est léger, tout est possible, où on se demande : « Quelle décapotable vais-je prendre ? À quelle soirée vais-je aller ? » C’était délicieux d’imaginer ce cadre-là. Il y a un hommage à Blake Edwards et Peter Sellers au cours duquel on se moque d’un flic français.
Comme l’a dit Benoît Poelvoorde, « il n’y a pas de raison qu’on ne soit pas meilleurs qu’eux pour se moquer d’un policier français un poil prétentieux ». Le personnage est devenu le fils naturel de Maigret et de Clouseau dans une ambiance qu’adorait Blake Edwards : des gens friqués, un peu décadents, dans des maisons somptueuses avec des bagnoles extraordinaires, tout ça avec un grand naturel. À cette période, ce sont les Trente Glorieuses, il n’y a aucun complexe à dépenser, vivre et s’amuser.
J.-M. P. : Dans les années 1970, il y a peu d’aigreur. Même chez les gens peu fortunés. Ils sont épatés par les belles voitures. Il y a une énorme insouciance. Personne ne parle de politique, tout le monde s’en fout.
C. C.: Et, au cinéma, les années 1970 sont là pour faire rire. Il n’y a pas de problématique morale. Cela nous libère beaucoup dans l’écriture. On aurait pu situer le film aujourd’hui, mais on nous aurait dit : « Non, on ne fume pas. Non, les femmes ne sont pas seins nus. Non, le rapport homme-femme ne s’articule pas de cette manière. » Aujourd’hui, tout passe par la lorgnette de radicaux et on voulait s’aérer.
J.-M. P.: Nous étions fans de Louis de Funès et de Gérard Oury. Il y avait chez eux un rire d’enfant. Peter Sellers sort de sa voiture très digne et tombe dans un bassin, il est trempé. Et c’est drôle. Christian est capable de jouer ça. On remarque que ce film est plus lent que vos précédents longs-métrages, le sommet de rapidité étant « Les Anges Gardiens »… C. C.: Le personnage est prétentieux. C’est le seul flic disponible. Sa prétention provoque le regard éberlué des autres. Il y a un côté slow burn.
J.-M. P.: Et puis il réfléchit beaucoup avant de sortir une connerie.
C. C.: C’est le con pointé. Il faut avoir le temps de le regarder [rire].
Avec le politiquement correct, le «wokisme», est-ce plus difficile de créer une comédie en 2021 que cela ne l’était en 1980, en 1990?
J.-M. P. : Je n’y réfléchis même pas. La morale d’aujourd’hui m’ennuie. Je suis d’une génération qui a fumé des pétards, partouzé, fait n’importe quoi et je suis encore là et sain d’esprit.
C. C.: C’est surtout plus difficile du point de vue du budget. On obtient moins d’argent. Je ne supporte les comédies que lorsqu’elles sont de grande qualité. Il faut une belle lumière, douze voitures… Mystère nous a coûté beaucoup d’argent [Christian Clavier est coproducteur avec Olivier Delbosc et Studiocanal, NDLR]. Les financiers pensent que les comédies vont rapporter de l’argent et que, si on les fait à bas prix, on n’y verra que du feu et ça rapportera encore plus. Avec Jean-Marie, on s’est toujours battus contre ça. Et c’est pour ça que nous avons la chance que nos films soient encore vus trente ou quarante ans après leur sortie. La comédie, ça coûte cher.
« Pour faire rire, il ne faut pas faire de politique. Ni correcte ni incorrecte. »
Jean-Marie Poiré
J.-M. P.: C’est un gage de durabilité des films. Il y a beaucoup de rire d’humeur, et des films qui nous ont fait rire ont parfois une durée de vie très courte : on les revoit cinq ans plus tard et on se demande comment on a pu aller les voir ! Mais cela a toujours été comme ça. Il faut reconnaître à Gérard Oury le mérite, en tant que metteur en scène, d’avoir fait comprendre que la comédie devait avoir, elle aussi, un sens esthétique. Cela crispait d’ailleurs beaucoup mon père [le producteur Alain Poiré, NDLR].
C. C. : Quand on fait Les Visiteurs, on a le choix entre avoir ces vingt minutes d’introduction médiévale ou ne pas les avoir. Quelqu’un nous avait dit : « C’est très drôle à partir de la scène des toilettes, et on va supprimer la création du Moyen Âge, qui coûte cher et ne sert à rien. » Ç’a été une bagarre, on l’a gagnée et c’est ce qui donne son authenticité au film.
J.-M. P.: Si vous êtes producteur de films historiques, il va de soi qu’il faut tourner en costumes et avec des décors du passé. Si vous faites de grands films dramatiques, il va de soi qu’il faut donner du grand spectacle aux gens. Mais le producteur de comédies, généralement, est un gougnafier [rire].
Il est là pour se remplir les poches; dès que vous voulez faire du spectacle, il rechigne. Quand j’amenais la costumière des films de Resnais, Catherine Leterrier, pour faire une comédie, on nous disait: « C’est très cher. »
C. C. : Dans Mystère, on a recréé une époque avec une direction artistique ambitieuse, une belle photographie et de beaux costumes. Alors on va nous dire : « Ce n’est pas la robe qui fait rire » ! C’est vrai, mais elle participe au climat.
J.-M. P.: Ça me rappelle le déjeuner que j’ai eu avec Yves Rousset-Rouard, qui voulait produire l’adaptation du Père Noël. Il m’avait dit : « J’ai gardé les décors de la pièce, il suffirait de construire un quatrième pan et on pourrait faire le film. » Il ne faut jamais oublier que le cinéma est une industrie, qui, parfois, est un art. Pour faire rire, une comédie doit-elle être méchante?
J.-M. P. : Pour faire rire, il ne faut pas faire de politique. Ni correcte ni incorrecte. Je m’y suis toujours opposé, ainsi qu’aux mots grossiers ou à la mode au moment où on tourne. C’est le meilleur moyen pour démoder un film en quelques années.
C. C. : Rappelle-toi, juste après Le Père Noël, pas mal de films sont sortis dans lesquels les scénaristes n’ont retenu que les freaks, c’est-à-dire les personnages marginaux du film, en supprimant le couple bien-pensant qui reçoit, offre des cadeaux et se fait sadiser par les autres. Or le film n’était pas là pour choquer mais pour faire se rencontrer des personnages qui n’ont rien à voir les uns avec les
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« Aujourd’hui, tout passe par la lorgnette de radicaux et on voulait s’aérer. » Christian Clavier
■ autres. Si on en fait un film destiné à choquer ou ne pas choquer, lié à une morale ou au politiquement correct, ce n’est pas très intéressant.
J.-M. P.: Si on veut faire de la politique, il ne faut pas faire du spectacle. Par essence, le spectacle est apolitique.
C. C.: Le souci, dans le cinéma français, c’est que, depuis quelques années, on a chargé des professeurs de faire le spectacle, qui multiplient les déclarations d’intention et les points de vue politiques, moraux, sociaux, idéologiques et sociologiques, plutôt que laisser cela à des saltimbanques.
J.-M. P. : Nous n’avons même pas de jugement moral sur les personnages. Un type qui serait un salaud, on cherche à le défendre. Il n’y a pas de côté manichéen qui voudrait que, dès le début du film, on montre qui est le salopard et qui est le bon héros. On a l’impression qu’il n’existe plus de réalisateurs spécialisés dans les comédies comme le furent Oury, Zidi, Jean Girault ou quelques autres.
C. C.: Tant mieux, cela nous laisse la place ! Nous, nous continuons notre route, les autres font comme ils veulent.
Quelle comédie auriez-vous adoré réaliser?
C. C.: Le passage au music-hall dans le Roma de Fellini ou Le Fanfaron, de Dino Risi, sont des moments de plaisir absolu. Mais j’aurais également aimé réaliser Alamo pour jouer Davy Crockett.
J.-M. P.: J’aurais adoré réaliser Mary à tout prix, j’avais vraiment flashé en le voyant. Au moment où on a sorti Mes meilleurs copains, Christian et moi sommes allés voir en salle Un poisson nommé Wanda. Le public délirait ! En sortant, on est allés boire un whisky tellement on avait ri. On s’est dit : « Zut, on vient de faire une chronique douce-amère et on a en face du burlesque pur, est-ce qu’on a eu raison ? »
C. C.: La réponse est venue trois mois plus tard : on n’avait pas eu raison.
Selon vous, qu’est-ce qu’une comédie indémodable?
J.-M. P.: Ce sont quelques scènes rares et universelles. Quand Louis de Funès est juché sur les épaules de Bourvil, qu’il lui tape sur le casque pour avancer et que celui-ci lui répond qu’il a mal aux pieds, c’est un truc indémodable.
C. C.: Quand ils sont tous les deux à vélo dans un petit village et que Bourvil sauve la vie de De Funès en l’empêchant d’être capturé par une patrouille d’Allemands, Gérard Oury demande à de Funès de remercier Bourvil. De Funès s’y oppose car ce n’est pas dans le caractère du personnage.
Oury insiste. Finalement, de Funès lui fait un tout petit et contraint «merci». Cette scène est aujourd’hui encore un élément du succès de La Grande Vadrouille.
J.-M. P.: Les films sont exprimés par les acteurs. Ce sont eux qui les portent. Quand l’interprète est étourdissant, le film devient étourdissant. Vous pouvez voir jouer Louis Jouvet, Michel Simon ou Arletty cent fois sans jamais vous lasser. Les films de Louis de Funès, comme les vôtres, traversent les générations. Un enfant de 10 ans aura le même plaisir à voir Les Visiteurs ou La Grande
Vadrouille qu’au moment de leur sortie.
J. -M. P.: Les Visiteurs et La Grande Vadrouille sont des films d’époque. Or, par définition, l’époque ne change pas. C’est un immense avantage car ces films ne vieillissent pas et ne vieilliront jamais.
C. C.: … Un immense avantage très difficile à expliquer aux financiers. Leur dire que la notoriété du film va durer plus longtemps car le Moyen Âge ne se démode jamais, mais qu’en contrepartie il est plus cher à produire, c’est quelque chose qu’ils ne comprennent bien souvent pas !
J.-M. P. : De même, il y a des films qui redeviennent bien quand ils deviennent vieux. À un moment, ils sont démodés puis ils retrouvent un intérêt, un charme. Je pense à Et Dieu créa la femme, de Roger Vadim, par exemple. Jean-Marie Poiré, quel est le moment que vous préférez dans votre activité professionnelle : écrire ou réaliser ? J. -M. P.: J’adore écrire. On peut rêver autant que l’on veut. Après survient un moment très pénible : l’intervention des financiers et de leurs acolytes. Ils vous présentent un chiffrage bidon pour, quoi qu’il se passe, vous faire baisser la facture et revoir vos ambitions. Ils arguent d’éventuels imprévus qui n’arrivent jamais.
C. C. : C’est ce que disait Audiard : « On a prévu une très belle scène de cascade au début. Elle ne sert à rien et elle est très chère, il va la retirer et, comme ça, il ne nous emmerdera pas sur le reste. »
J.-M. P. : Les arrivées de voitures anciennes dans Papy, c’est un souvenir inoubliable pour moi !
C. C.: Rappelle-toi quand nous sommes dans le Marais ! Christian Fechner avait mis beaucoup de moyens : les hôtels particuliers étaient bariolés de drapeaux nazis et il y avait des véhicules d’époque un peu partout. Une voisine sort de chez elle et dit d’une voix tétanisée : « Ça y est, ils sont revenus. » Là, on se dit qu’on a réussi quelque chose… Revoyez-vous les films que vous avez tournés?
C. C.: J’ai un rapport à eux très curieux ! Je ne les revois jamais. Quand ils passent à la télévision, je les regarde trois minutes, et après je passe à autre chose. Je les adore tous, mais je les ai complètement oubliés. Je ne sais plus comment je les ai joués. Je suis toujours sur le film d’après
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« Je suis d’une génération qui a fait n’importe quoi et je suis encore là et sain d’esprit. »
Jean-Marie Poiré