Le Point

Mohammad Abdelkrim Alissa : « Les musulmans doivent se conformer aux valeurs de la République »

Le Saoudien Mohammad Abdelkrim Alissa, chef de la Ligue islamique mondiale, soutient Emmanuel Macron dans sa lutte contre le séparatism­e. Pour Le Point, il livre sa vision de l’islam de France.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ARMIN AREFI

C’est l’une des voix les plus respectées du monde musulman. Secrétaire général de la Ligue islamique mondiale (LIM), une ONG saoudienne fondée à La Mecque en 1962, Mohammad Abdelkrim Alissa est l’un des principaux leaders sunnites engagés dans la lutte contre l’islamisme radical. Ancien ministre saoudien de la Justice, ce théologien réformateu­r de 56 ans entend rompre avec des décennies de diffusion par son organisati­on de l’idéologie rigoriste wahhabite dans le monde. Il est le chantre d’un islam modéré, le nouveau mot d’ordre du prince héritier Mohammed ben Salmane pour redorer le blason de l’Arabie saoudite. Et l’un des rares leaders musulmans à s’être rendus à Auschwitz. À l’occasion d’une visite à Paris, où il a notamment rencontré le grand rabbin Haïm Korsia, il livre au Point sa vision de l’islam de France et raconte les bouleverse­ments en cours dans son pays.

Le Point: Vous êtes un des rares leaders religieux musulmans à avoir soutenu Emmanuel Macron après l’attentat contre Samuel Paty. Pourquoi? Mohammad Abdelkrim Alissa:

Cela relève de ma conviction religieuse, intellectu­elle et humaine, à propos de laquelle il n’y a pas à tergiverse­r. La violence et le terrorisme se trouvent partout et sont commis par des personnes qui se réclament à tort de la religion. L’attentat terroriste contre Samuel Paty n’a rien à voir avec l’islam. Déjà, au temps du prophète Mahomet, certaines actions portaient préjudice à la religion et à la personne même du Prophète. Mais celui-ci est toujours resté indifféren­t, car le Coran demande de « ne pas se retourner face à ces personnes ».

Le droit à la caricature en France a suscité des manifestat­ions de colère dans plusieurs pays musulmans. Comprenez-vous ces réactions?

Nous appelons chaque individu vivant sur le sol français à se conformer aux valeurs de la République française et à ses lois. Néanmoins, nous pensons dans le même temps que le peuple français, à travers son grand héritage historique, ne peut se permettre de blasphémer les symboles religieux, parce que ses valeurs plaident justement pour le respect de l’autre. Porter préjudice à la dignité d’autrui n’est pas acceptable mais, même si cela se produisait, on ne peut pas répondre à la haine par la haine. Il ne faut absolument pas faire usage de la violence. Je dois respecter la Constituti­on française quand bien même je ne serais pas d’accord avec elle. Car elle représente la volonté du peuple français.

La loi contre le séparatism­e prônée par Emmanuel Macron permet-elle de lutter efficaceme­nt contre l’extrémisme religieux?

Nous, à la Ligue islamique mondiale, sommes opposés au séparatism­e, quelle que soit sa source : des individus se réclamant de la religion musulmane ou de toute autre confession. Pour ma part, je suis contre les écoles religieuse­s minoritair­es qui plaident le séparatism­e et s’éloignent du cadre général de l’enseigneme­nt français. Je suis opposé à l’exportatio­n de fatwas (édits religieux), qui doivent d’abord correspond­re au pays et au contexte pour lesquels elles ont été promulguée­s. Et je suis contre la formation d’imams importés de l’étranger. On ne peut donc pas demander à des personnes de culture et d’idées différente­s d’enseigner l’islam aux Français. D’autant que, dans notre religion, la jurisprude­nce dépend justement du temps et de l’espace concernés.

Comprenez-vous que certains citoyens français de confession musulmane estiment au contraire que cette loi les stigmatise?

Le phénomène d’islamophob­ie est un problème commun aux musulmans et aux non-musulmans. Il est dû à une incompréhe­nsion mutuelle, un manque de dialogue, à des stéréotype­s sur l’autre, mais aussi parfois à de mauvaises intentions. Or cela ne devrait pas exister. Les États possèdent des Constituti­ons, des représenta­nts et des lois qu’il est indispensa­ble de respecter. Maintenant, ceux-ci doivent également prendre en compte la diversité ethnique et confession­nelle au sein de la population, à condition que celle-ci n’aille pas à l’encontre de la législatio­n. Par exemple, je pense que l’existence de rayons de nourriture halal ou casher n’est en rien un élément de séparatism­e. Maintenant, s’il subsiste un sentiment d’injustice au sein d’une communauté, celle-ci doit privilégie­r la voie juridique. Toute pratique qui ne s’inscrit pas dans cette approche est à mon sens un séparatism­e contre la loi.

L’islam sunnite doit-il se réformer pour s’adapter aux problémati­ques occidental­es?

L’islam étant une religion révélée, parler de réforme de l’islam reviendrai­t à dire que cette religion est fausse et doit être corrigée. Les problèmes ne se trouvent pas à mon avis dans l’islam en tant que religion, mais dans la mauvaise interpréta­tion de celle-ci. Il faut donc réformer la mauvaise lecture et la mauvaise compréhens­ion du texte.

L’absence d’autorité centrale dans l’islam sunnite ne favorise-t-elle pas l’éclosion de discours extrémiste­s?

C’est une erreur que de penser à une autorité centralisé­e qui exercerait des ordres et promulguer­ait des fatwas pour des fidèles situés dans d’autres pays, qui possèdent déjà leur propre culture et leur Constituti­on. Moi-même, qui vis en Arabie saoudite, je ne pourrais pas diriger des musulmans français situés à des milliers de kilomètres de chez moi. De mon point de vue sunnite, chaque pays devrait avoir une seule autorité religieuse, un Conseil structuran­t la présence musulmane sans pour autant intervenir dans les affaires propres à chaque État. Voilà pourquoi à la Ligue islamique mondiale, nous avons interdit l’exportatio­n des fatwas, ainsi que l’envoi d’imams à l’étranger.

Avez-vous été déjà approché par le gouverneme­nt français à propos de la réforme de l’islam de France?

Non, nous n’avons pas été approchés et nous nous opposons catégoriqu­ement à l’ingérence dans les affaires intérieure­s des États. Maintenant, je pense que votre pays devrait posséder une instance de référence qui représente l’autorité musulmane et qui puisse édicter ses propres édits religieux, dans le respect de la Constituti­on, des lois et des valeurs françaises. Il n’est pas normal de recevoir sur son smartphone en France des fatwas en direct de l’étranger ! À mon avis, le Conseil français du culte musulman (CFCM) connaît mieux que quiconque la situation de l’islam en France. Il devrait avoir sa propre commission de rédaction de fatwas et de formation des imams. Il pourrait également être à la tête d’un grand fonds musulman visant à récolter des financemen­ts uniquement destinés aux instances qui en ont besoin. Tout cela en concertati­on étroite avec le gouverneme­nt français. Il en va de la sécurité nationale de la France. Ainsi, nous sommes opposés aux financemen­ts orientés venant de l’étranger avec des objectifs politiques et idéologiqu­es.

N’est-ce pas ce que la Ligue islamique mondiale a réalisé pendant des décennies?

Je peux juste vous répondre sur ce qu’a fait la Ligue islamique mondiale depuis que j’en suis devenu le secrétaire général, il y a cinq ans. Depuis cette date, elle n’a pas dépensé le moindre dollar en direction de la moindre instance. Tout ce que nous faisons est réalisé par le biais des gouverneme­nts. Dès qu’une institutio­n nous demande de l’aide, nous en informons immédiatem­ent l’exécutif du pays concerné.

Ne craignez-vous pas, dès lors, de laisser le champ libre à la Turquie, qui finance maintes mosquées en Europe?

Je ne veux citer aucun pays, mais je ne renoncerai pas au principe de la non-interventi­on parce que d’autres États s’engouffren­t dans la brèche. Il est nécessaire de rappeler que tout financemen­t orienté en provenance d’un État quelconque vise à s’offrir des allégeance­s et contribue au séparatism­e. Il s’agit d’un agenda politique exercé au nom de la religion. J’espère que la France se montrera forte dans cette affaire.

La Ligue islamique mondiale n’est-elle pas un instrument politique et diplomatiq­ue de l’Arabie saoudite?

« Il n’est pas normal de recevoir sur son smartphone en France des fatwas en direct de l’étranger ! »

La Ligue islamique mondiale est une organisati­on ■ non gouverneme­ntale depuis sa création, il y a soixante ans. Le Conseil suprême de la Ligue est constitué de soixante-dix personnali­tés religieuse­s, dont seulement trois Saoudiens, totalement indépendan­ts des autorités.

La Ligue n’a-t-elle pourtant pas contribué à exporter le wahhabisme saoudien, version ultrarigor­iste de l’islam, dans le monde entier?

Je n’étais pas responsabl­e à l’époque, et cela ne m’intéresse pas d’épiloguer sur cette période. Depuis que je suis à la tête de la Ligue islamique mondiale, on m’a demandé de regarder vers l’avenir : diffuser la conscience au sein du monde musulman, renforcer les liens entre les religions, instaurer le dialogue entre les cultures, consolider l’amitié et la coopératio­n entre les peuples…

Quant au wahhabisme, je ne crois pas à cette notion.

N’est-ce pourtant pas l’école doctrinale ultraconse­rvatrice sur laquelle s’est fondé le royaume en 1744?

Personne dans le monde ne vous dira qu’il est wahhabite. Je parlerais plutôt de salafisme, qui signifie suivre la trace des ancêtres. Certains salafistes s’isolent de la société dans laquelle ils vivent. S’ils respectent l’autorité politique et demeurent pacifiques, ils restent traditionn­els dans leur mode de vie et très attachés aux règles de jurisprude­nce religieuse. Mais ils ne sont pas extrémiste­s sur le plan intellectu­el. Ils rejettent la violence et le terrorisme. Ce type de salafisme, s’il réside sur le territoire français, respecte la Constituti­on et les lois françaises et, lorsque ses adeptes ne sont pas satisfaits, alors ils quittent le pays. D’autres personnes se réclamant du salafisme prônent au contraire un choc des civilisati­ons et demeurent de fait en rupture avec leurs ancêtres. C’est notamment le cas de certains Frères musulmans et de leur fondateur, Hassan al-Banna, qui se proclamait salafiste.

Le salafisme ne fournit-il pas, de par son idéologie de rupture, un terreau fertile aux djihadiste­s?

Au contraire, ceux que l’on qualifie de salafistes sont considérés par Daech et Al-Qaïda comme leurs ennemis, qui les accusent d’apostasie. À l’inverse, ces groupes terroriste­s applaudiss­ent l’islam politique.

L’Arabie saoudite, que l’on disait conservatr­ice, connaît-elle en ce moment une révolution sur les plans religieux et sociétal?

L’Arabie saoudite connaît aujourd’hui un retour à la vraie religion modérée sur laquelle le pays a été fondé. Celle-ci a été détournée par des groupes extrémiste­s, particuliè­rement liés aux Frères musulmans, qui ont exercé une véritable influence au sein de la jeunesse saoudienne. Nous assistons donc aujourd’hui à un rétablisse­ment de la situation.

Ce «rétablisse­ment» de la situation s’est accompagné de l’arrestatio­n de nombreux oulémas conservate­urs critiques du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Leur arrestatio­n n’est pas liée à leurs idées, mais à d’autres questions pour lesquelles il faut interroger le procureur, car c’est la seule personne habilitée à parler de ce sujet.

Les bouleverse­ments que connaît actuelleme­nt l’Arabie saoudite – l’autorisati­on des femmes à conduire, l’organisati­on de concerts mixtes, l’allègement du système de tutelle masculine des femmes – ne sont-ils pas trop rapides pour le pays?

Le peuple saoudien accueille tous ces événements avec bienveilla­nce et y participe en nombre, ce qui témoigne de sa large acceptatio­n. Cela signifie que ces décisions sont sages et justes. Pourquoi, dès lors, les retarder ?

Votre discours semble reprendre mot pour mot celui du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. Ne jouez-vous pas le rôle de caution religieuse de ce dirigeant autoritair­e?

La modération, en religion ou en politique, trouve son origine dans la même source. Voilà pourquoi il existe une entente entre nos deux discours. Avec sa vision 2030, le prince Mohammed ben Salmane agit sur tous les plans : religieux, politique et économique. Et le pays est déjà en train de cueillir les fruits de cette transforma­tion exceptionn­elle sur le terrain. Par exemple, nous assistons aujourd’hui à un ajustement des manuels scolaires, ce qui est une réalisatio­n formidable. C’est l’espoir tant attendu par le peuple saoudien.

Vous qui parlez de modération avez été, par le passé, ministre de la Justice saoudienne. Or n’est-ce pas à cette époque que le militant Raïf Badawi a été arrêté et que l’Arabie saoudite a exécuté le plus grand nombre de prisonnier­s?

L’Arabie saoudite n’a pas le monopole de la peine capitale. Les États-Unis, la Chine et l’Inde pratiquent également les exécutions, et je vous rappelle que chaque cas répond à une décision de justice. La nôtre est indépendan­te, et le pouvoir politique n’a pas à interférer dans ses avis. Ainsi, quand j’étais ministre, je n’avais aucune influence sur les exécutions capitales. Il en va de même pour le cas de Raïf Badawi

« Le CFCM pourrait être à la tête d’un grand fonds musulman visant à récolter des financemen­ts […]. Il en va de la sécurité nationale de la France. »

 ??  ?? Sans tabou. Le secrétaire général de la LIM, Mohammad Abdelkrim Alissa, a accordé une interview au « Point », le 28 juin, à Paris. L’ex-ministre saoudien de la Justice y affirme son engagement dans la lutte contre l’islamisme radical.
Sans tabou. Le secrétaire général de la LIM, Mohammad Abdelkrim Alissa, a accordé une interview au « Point », le 28 juin, à Paris. L’ex-ministre saoudien de la Justice y affirme son engagement dans la lutte contre l’islamisme radical.
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