Le Point

Et Pékin mit Bruxelles sur écoute

La Chine a longtemps profité de la naïveté européenne pour placer ses pions.

- PAR JÉRÉMY ANDRÉ

La scène a lieu avant la pandémie, au temps où l’on recevait encore des invités au Parlement européen. Durant une réunion de la sous-commission Sécurité et défense, consacrée à la 5G, un mystérieux groupe de citoyens chinois occupe le fond de la salle. « À l’entrée, tous se sont prétendus étudiants alors qu’ils avaient la cinquantai­ne », sourit Nathalie Loiseau, qui préside la sous-commission. Mensonge d’autant plus étrange qu’il serait naturel que la Chine ou Huawei envoient des représenta­nts écouter des débats qui les concernent. « Je n’aurais pas été choquée qu’il y ait des diplomates chinois », s’étonne la députée. Alors, pourquoi un tel procédé ? Maladresse sans doute, mêlée d’une méconnaiss­ance de la démocratie, où la sécurité n’est pas une affaire secrète. « Intimidati­on ? » s’interroge aussi Nathalie Loiseau, qui sait n’être pas dans les bonnes grâces de Pékin, en raison de son engagement sur des dossiers sensibles. Depuis cette anecdote cocasse, les barbouzeri­es chinoises sont devenue de plus en plus insistante­s… et font moins rire. En octobre 2019, les services belges ont ainsi dû bannir le directeur de l’institut Confucius de l’Université libre flamande de Bruxelles, Song Xinning, accusé d’avoir recruté des informateu­rs parmi des étudiants et au sein de la diaspora chinoise. Dans la foulée, le centre culturel a été fermé. Mais, profitant des failles européenne­s, Song est parvenu en avril 2020 à faire casser en justice son interdicti­on d’entrée dans l’espace Schengen !

Un mois plus tard, en mai 2020, le journal Le Monde révélait

les soupçons des services britanniqu­es et belges contre l’ambassade de Malte à Bruxelles, qui servirait à « abriter des moyens techniques installés par les services secrets chinois pour espionner les institutio­ns européenne­s ». La mission diplomatiq­ue maltaise occupe depuis 2007 un immeuble face au Berlaymont, le siège de la Commission. Or ces locaux de prestige ont été entièremen­t rénovés aux frais de Pékin, pour pas moins de 21 millions d’euros. De quoi glisser dans les murs de grandes oreilles électroniq­ues pour écouter l’UE. L’accusation publique est restée lettre morte, l’ambassade, défendue par son inviolabil­ité, étant à l’abri d’une perquisiti­on. En juin 2020, il a encore fallu taper du poing sur la table lors d’un sommet UE-Chine pour dénoncer les cyberattaq­ues chinoises contre des hôpitaux européens. Puis, en septembre 2020, c’est un lobbyiste, Fraser Cameron, ancien du MI6, auquel des contacts avec des agents chinois ont valu l’ouverture d’une enquête par la sûreté belge.

Enfin, le 1er décembre 2020, le groupe d’amitié Chine-UE a été suspendu, à la suite des révélation­s du site Politico. Employé par son président, le député tchèque Jan Zahradil, un citoyen chinois, Gai Lin, avait omis de déclarer son appartenan­ce à une associatio­n pilotée par le Parti communiste chinois. Zahradil est désormais sous le coup d’une enquête interne pour avoir lui-même dissimulé que l’ambassade de Chine payait « champagne et canapés » lors des événements. En tant que présidente de la sous-commission Sécurité et défense, Nathalie Loiseau a fini par écrire au président du Parlement à trois reprises ce printemps. Elle propose d’imposer une « habilitati­on de sécurité » pour limiter l’accès à certaines informatio­ns confidenti­elles et d’établir un « service de contre-espionnage » au Parlement. Des propositio­ns cosignées, dans un courrier en date du 17 juin, par 12 députés des groupes PPE et Renew Europe.

Naguère inquiète de l’espionnage économique de la Chine, l’UE comprend désormais que la démocratie elle-même peut être visée. La Chine utilise le « renseignem­ent politique » pour connaître les initiative­s bruxellois­es qui pourraient la heurter et pouvoir ainsi les déjouer. La pratique n’est pas nécessaire­ment hostile ni les moyens illégaux. Mais tandis que le renseignem­ent et la défense restent la chasse gardée des États, les institutio­ns européenne­s deviennent leur talon d’Achille. « Le Parlement européen est le plus ouvert au monde avec des milliers d’événements et de visiteurs dans ses locaux chaque année. Il est particuliè­rement vulnérable », reconnaît Nathalie Loiseau dans son premier courrier au président David Sassoli, daté du 11 mars. Elle aimerait aussi voir proscrits les recrutemen­ts de stagiaires qui ne sont pas citoyens européens.

Le Service européen pour l’action extérieure estime à 250 le nombre d’ agents chinois à Bruxelles. Or «l’Union européenne n’a aucune capacité de contre-espionnage », souligne Nigel Inkster, ancien chef de poste à Pékin du MI6, aujourd’hui chercheur à l’Internatio­nal Institute for Strategic Studies (IISS). Le déséquilib­re est d’autant plus problémati­que que le renseignem­ent chinois ne se réduit pas aux « membres encartés d’une agence d’État », aux 18 bureaux du ministère de la Sécurité d’État, le Guoanbu en mandarin, les services secrets intérieurs et extérieurs. « La Chine n’est pas un État qui a des agences de renseignem­ent, mais un État espion », résume l’ancien du MI6. Au-delà des agences dédiées, le système chinois peut activer le Parti, ses 91 millions de membres organisés en cellules, et, en dehors du Parti, des cercles d’influence de la société civile réunis dans ce que le PCC nomme le « Front uni », ainsi que les ambassades et consulats, les réseaux de la diaspora encadrés par les diplomates, et enfin même les sociétés publiques ou contrôlées par l’État –soit toutes les grandes entreprise­s chinoises, médias compris. Ressortiss­ants et entités chinoises n’ont en fait jamais eu d’autre choix que de coopérer avec les services secrets. « Une loi chinoise sur le renseignem­ent datant de 2017 a même codifié ces pratiques», juge Nigel Inkster.

Le cas Alibaba. En Belgique, le géant de l’e-commerce chinois Alibaba s’apprête à ouvrir un centre logistique de 220 000 mètres carrés à l’aéroport de Liège, un investisse­ment de 100 millions d’euros auquel Charles Michel, alors Premier ministre et actuel président du Conseil européen, avait déroulé le tapis rouge en 2018. Samuel Cogolati, un élu écologiste au Parlement belge, a contraint le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenbor­ne, à admettre les inquiétude­s de la Sûreté de l’État. « Selon l’article 24 de la loi de 2017, les entreprise­s chinoises sont tenues d’ouvrir des postes à des agents de renseignem­ent chinois, insiste Cogolati auprès du Point. Or l’intérêt stratégiqu­e pour la Chine est que Liège est proche de Bruxelles, de la Commission européenne et de l’Otan. » En attendant, malgré la controvers­e, Alibaba Liège commence à recruter son personnel ■

« La Chine n’est pas un État qui a des agences de renseignem­ent, mais un État espion. » Nigel Inkster, chercheur

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Le président chinois, Xi Jinping, le président du Conseil européen, Charles Michel, Angela Merkel, Emmanuel Macron et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en vidéoconfé­rence à propos d’un accord d’investisse­ment, le 30 décembre 2020.
Partenaire particulie­r. Le président chinois, Xi Jinping, le président du Conseil européen, Charles Michel, Angela Merkel, Emmanuel Macron et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en vidéoconfé­rence à propos d’un accord d’investisse­ment, le 30 décembre 2020.
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Song Xinning Alors directeur de l’institut Confucius de l’Université libre flamande de Bruxelles, Song Xinning est accusé, en 2019, d’avoir recruté des informateu­rs chinois.
 ??  ?? Avant-poste. L’ambassade de Malte à Bruxelles (à g.), rénovée à grands frais par la Chine, se situe juste en face de la Commission européenne.
Avant-poste. L’ambassade de Malte à Bruxelles (à g.), rénovée à grands frais par la Chine, se situe juste en face de la Commission européenne.

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