Le casse-tête chinois de la CIA
Le doute sur l’origine du Covid révèle la perte de savoir-faire de l’agence américaine.
C’était le 26 mai, la déclaration de Joe Biden a pris tout le monde de court. « En mars, j’ai chargé mon conseiller à la sécurité nationale de demander aux services de renseignement un rapport sur les origines du Covid-19, notamment sur son émergence à cause d’un contact humain avec un animal infecté ou d’un accident de laboratoire. » Il ajoutait qu’aucune des deux hypothèses n’avait été confirmée et concluait : « Je [leur] ai donc demandé de redoubler d’efforts pour récolter et analyser des éléments qui pourraient nous rapprocher d’une conclusion définitive et de me fournir un rapport dans quatre-vingt-dix jours. » L’Organisation mondiale de la santé venait pourtant d’en livrer un, qui écartait pour l’essentiel l’idée qu’une fuite du laboratoire de Wuhan soit la cause de la pandémie. Les médias ont annoncé la nouvelle avec scepticisme, eux qui avaient traité l’hypothèse comme une des théories conspirationnistes de Donald Trump. Fin juin, le gouvernement a déjà averti la presse qu’il ne fallait pas trop espérer du rapport.
« En quatre-vingt-dix jours, tout ce qu’on peut faire, c’est reprendre ce qu’on a déjà récolté et espérer qu’on ait raté quelque chose. C’est un bel effort, mais je ne crois pas qu’il permettra d’atteindre l’objectif annoncé », estime Sam Wyman, qui a passé trente et un ans à la CIA en Afrique, Europe et Proche-Orient. Pour lui, « cette histoire est devenue un enjeu politique », et Joe Biden cherche juste à apaiser les esprits.
Qu’aurait demandé Wyman à ses agents ? « Qu’ils s’approchent le plus possible du labo, en repérant des gens qui y travaillent. Il faudrait identifier leurs faiblesses, en recruter un pour qu’il raconte ce qu’il s’y passe et vérifier ses informations par un moyen technique. Par exemple, un capteur atmosphérique. » Cela prendrait des années.
La vraie question est : pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Il y a l’évidente difficulté à espionner en Chine. « C’est devenu encore plus dur, du fait de la surveillance automatique, la reconnaissance faciale qui permet de vous pister, détaille Grant Newsham, ancien colonel des marines et membre des renseignements pour les forces maritimes du Pacifique, chercheur du Center for Security Policy. Pékin a aussi infiltré le système sécurisé utilisé par les agents pour communiquer. Ses ressources sont quasi illimitées en termes de personnel ou d’investissement électronique. C’est encore plus dur d’y enquêter qu’en Union soviétique au temps de la guerre froide. » Les échecs des renseignements américains en Chine ne datent pas d’hier. « Juste après la Seconde Guerre mondiale, le général Douglas MacArthur en avait chargé le général Charles Willoughby, homme d’une stupidité monstrueuse, qui empêchait la CIA d’avoir accès à la zone. Je me souviens de mon père persuadant MacArthur de les laisser opérer », raconte Frank Wisner, ancien diplomate et fils d’un directeur de la planification de l’agence. Les erreurs des renseignements causèrent notamment des pertes importantes lors de la guerre de Corée (1950-1953).
Le fait que les agences, dans « L’évaluation annuelle des menaces » de 2021, placent Pékin en tête n’est pas nouveau. « La Chine est de plus en plus un concurrent, presque à égalité, qui défie les États-Unis
dans de nombreux domaines – en particulier économique, militaire et technologique – et tente de changer les normes mondiales », lit-on dès l’introduction. Laurence Pfeiffer, qui a travaillé trente-deux ans dans les renseignements et a été chef de cabinet du directeur de la CIA, reconnaît : « Cela fait au moins dix ans que nous avons identifié la Chine comme une menace persistante, mais cela n’a pas été suivi d’effet. Plus de ressources vont y être consacrées, presque autant qu’à l’Union soviétique pendant la guerre froide. D’autant que la Chine est une “cible difficile”, selon la terminologie consacrée, du fait de sa nature autocratique. »
« Suicide professionnel ». C’est aussi un adversaire de taille dans le contre-espionnage. Le piratage du système de la CIA, en 2015, qui lui a donné accès à des milliers de dossiers, contrats et profils, n’était pas sa première réussite. En 2017, la presse a ensuite révélé que Pékin, entre 2010 et 2012, avait fait tuer ou emprisonner environ 20 agents de la CIA et affaibli un réseau construit pendant des années. Le reconstruire n’est pas si facile, pour une raison à peine croyable. « Ce n’est pas tant un problème d’espionnage qu’un problème américain : notre incapacité à bien parler une autre langue », soupire Matthew Crosston, spécialiste de ces questions à l’université Bowie State, qui parle, lui, arabe, bulgare, mandarin, russe et serbe. « Il ne s’agit pas d’arriver à faire croire que vous êtes né en Chine ou d’être bilingue, parce qu’on peut toujours avoir une couverture, ajoute-t-il. Il s’agit de l’impression qu’on fait sur les gens quand on prend la peine d’apprendre leur langue, et qui ouvre tant de portes. Mais, même ça, on ne le fait pas. »
Une solution est de persuader des agents sino-américains de retourner en Chine. « C’est loin d’être évident. À l’époque, les Afro-Américains voyaient comme de la discrimination les missions en Afrique, ils demandaient Oslo, Paris ou Londres », raconte Sam Wyman. Une autre est de recruter des agents chinois à l’étranger, plus libres de leurs mouvements. « Il y a bien longtemps, j’ai eu le plaisir de travailler avec un Chinois au Proche-Orient, qui était reporteur pour une chaîne asiatique, poursuit-il. Il ne parlait pas anglais, ni moi le mandarin, mais nous parlions tous deux très bien l’arabe. J’ai quitté la CIA en 1994, et mes cibles dans la région étaient souvent des Russes, des Cubains ou des Chinois, plus approchables qu’à Moscou, La Havane ou Pékin. » Beaucoup de Chinois ont de plus suivi des études aux États-Unis.
Mais, pour Grant Newsham, le problème est plus profond que la difficulté à passer inaperçu en Chine, et il est à chercher du côté américain. « On parle d’un laboratoire de biologie et virologie qui pourrait travailler sur des armes biologiques et devrait figurer parmi les priorités des renseignements. Le fait que la CIA ne sache pas tout ce qui s’y passe signe son échec et n’est qu’une indication de plus, s’il en fallait, de l’incompétence de cette organisation. » Il décrit une immense bureaucratie, remplie de fonctionnaires médiocres. « L’avancement dépend du nombre de “scalps récoltés”, c’est-à-dire d’agents étrangers recrutés. C’est plus facile aux Philippines, en Afrique anglophone ou en Amérique latine. Donc, même si ce sont des cibles moins utiles que les terroristes ou les Chinois, la tendance est de les préférer. Miser sur la Chine, ça prend du temps, c’est difficile, c’est un suicide professionnel. » Il dénonce des procédés de « faux recrutements », soit des accords avec des étrangers dont on exagère l’importance et l’engagement à renseigner les États-Unis et qui ne servent que le temps d’obtenir une promotion. « Il suffit de voir les profils de Langley [le siège de la CIA, NDLR]. Des béni-oui-oui qui veulent se hisser en haut de l’échelle, des analystes qui n’ont jamais fait de terrain, qui n’ont jamais accompli le boulot si difficile de persuader quelqu’un d’espionner pour le compte des États-Unis. » Les derniers directeurs ont d’ailleurs eu des carrières d’analystes. Newsham évoque aussi le pouvoir de l’argent chinois, dont beaucoup, à Hollywood ou dans les start-up en Californie, sont devenus dépendants, sans compter… les chercheurs invités à des colloques en Chine.
« Politisé ». Il reste un espoir. Les Chinois sont peut-être nationalistes, ils sont aussi humains. « Il y a de nombreuses raisons de trahir son pays : un scientifique qui n’a pas eu la promotion qu’il pensait mériter, quelqu’un qui a des problèmes d’argent, dont l’enfant est gravement malade et à qui on offre l’opération aux États-Unis », énumère Laurence Pfeiffer. Leur système de renseignement a beau être performant, il n’est pas sans défauts. « J’ai subi des tentatives de recrutement de quatre pays, les Chinois étaient les plus maladroits », sourit Crosston. Qui souligne, pour le rapport sur les origines du Covid-19, des difficultés d’un autre ordre. Outre que le public attend « la preuve irréfutable qui n’existe que dans les films », les services redouteraient peut-être de la rendre publique. « Le FBI et la CIA n’ont aucun doute que le Covid-19 provient du laboratoire de Wuhan, probablement à cause de règles de sécurité mal appliquées. Mais ils pensent que les Américains vont paniquer si on le leur dit, même si on insiste sur le fait qu’on ne pense pas qu’ils travaillaient sur une arme à visée mondiale. » L’enjeu n’est plus de protéger les informations classifiées, mais celles dont on croit que les Américains ne sauront pas les digérer. « Le secteur des renseignements a toujours cru à son propre mythe, selon lequel il n’était pas politisé. Le Covid-19 a changé cela », conclut-il. Le suspense, d’ici au rendu du rapport, fin août, est donc modéré ■
« La CIA est remplie de fonctionnaires béni-oui-oui, d’analystes qui n’ont jamais fait de terrain. » Grant Newsham