Les éditoriaux de Luc de Barochez, Nicolas Baverez, Pierre-Antoine Delhommais
L’élargissement de l’Union européenne est en panne, dans un voisinage de plus en plus hostile. Une solution de rechange est nécessaire.
L’Union européenne entretient avec ses voisins des relations qui tournent au vinaigre, et ce n’est pas dans son intérêt. Avec le Royaume-Uni, le ton est devenu acrimonieux depuis le Brexit. La Suisse, après l’échec de la négociation d’un accord-cadre avec l’UE, a préféré acheter des avions de combat américains plutôt que le Rafale français ou l’Eurofighter. La Russie poursuit ses actions déstabilisatrices, et les Vingt-Sept se querellent sur les moyens de reprendre le dialogue avec elle. La Turquie, qui vient de renier sa signature de la convention européenne contre les violences faites aux femmes, confirme son rôle de voisin aussi encombrant que difficile. Dans les Balkans, les négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie piétinent. Au Maghreb, la pression migratoire monte avec les beaux jours. De tous côtés, les nuisances de voisinage s’aggravent.
Longtemps, l’UE a exercé une influence bénéfique sur son environnement immédiat. Son outil, très efficace, s’appelait l’élargissement. La perspective d’une adhésion future incitait les pays proches à adopter la démocratie, l’économie de marché et l’État de droit. La chute des dictatures méridionales dans les années 1970 (Espagne, Portugal, Grèce) puis l’effondrement de l’Empire soviétique en 1989-1991 ont ouvert la voie à l’unification pacifique et démocratique, unique dans l’Histoire, de la majeure partie du continent européen. Au début du XXIe siècle, c’était chose faite, sous le regard bienveillant et intéressé de l’Amérique.
Hélas ! cette démarche ne fonctionne plus, sauf encore un peu dans les Balkans. L’UE n’a plus envie de s’agrandir ; ses voisins sont moins enclins à la rejoindre. Les revers de la mondialisation libérale sont passés par là. D’autant que les précédents élargissements ont été mal digérés. Leur succès démocratique n’était pas garanti dans la durée, comme en témoigne la régression autoritaire et corrompue incarnée par Viktor Orban en Hongrie. Toute nouvelle adhésion est vue avec suspicion, en particulier en France. Le dernier sondage Eurobaromètre indique que 59% des Français y sont par principe opposés. Loin de s’agrandir, l’Union rétrécit avec, pour la première fois, le départ d’un État membre l’an dernier, et non des moindres.
En panne d’élargissement, l’UE n’a aucune stratégie de rechange pour influer sur ce que les géopolitologues appellent son « étranger proche ». Les États membres continuent à faire comme si la Turquie n’avait pas tourné le dos à l’Europe. Elle reste cataloguée « pays candidat » et subventionnée en conséquence. Le Royaume-Uni, première puissance militaire d’Europe occidentale avec la France, est considéré au contraire
Un sondage Eurobaromètre indique que 59% des Français sont par principe opposés à toute nouvelle adhésion.
comme un vulgaire « pays tiers ». La Suisse, puissance économique de premier ordre et modèle d’État libéral, a été traitée par-dessus la jambe par Bruxelles, Paris et Berlin.
Tout cela serait burlesque si ce n’était aussi grave. Si l’Union veut, comme elle le prétend, exercer une influence géopolitique dans un monde dominé par l’affrontement entre les États-Unis et la Chine, si elle entend défendre efficacement ses valeurs et ses intérêts, si elle souhaite continuer à prospérer sans renoncer à ses libertés, elle doit accroître son poids politique et mobiliser ses voisins à ses côtés, plutôt que se replier sur elle-même.
N’est-il pas temps de relancer sérieusement le projet d’une Grande Europe, plus économique que politique, réunie autour d’une UE qui en formerait le coeur ? La France en a souvent évoqué l’idée, mais de manière confuse. François Mitterrand avait proposé, après la chute du mur de Berlin, en 1989, la création d’une « Confédération européenne ». Nicolas Sarkozy avait évoqué le besoin d’un « partenariat privilégié » avec la Turquie. Emmanuel Macron a suggéré pour sa part une « architecture européenne de sécurité » incluant la Russie.
L’Europe à géométrie variable est déjà une réalité avec la zone Schengen de libre circulation ou la zone monétaire de l’euro, qui n’ont pas les mêmes frontières que l’UE. L’objet de la nouvelle architecture pourrait être, par exemple, l’octroi d’avantages économiques en échange d’un meilleur contrôle des flux migratoires. Des pays comme le Maroc, la Tunisie, Israël, l’Ukraine, la Géorgie, la Serbie, peut-être même le RoyaumeUni, y auraient probablement un intérêt. La stabilisation de son environnement devrait être une préoccupation majeure de l’UE si elle ne veut pas laisser le champ libre aux influences néfastes de la Turquie, de la Russie et de la Chine ■