Bienvenue dans le monde des NFT
Ce procédé informatique attribue une propriété numérique à des oeuvres et à des produits : un marché de plusieurs milliards de dollars.
C’est une oeuvre aux allures de patchwork que l’on pourrait admirer pendant des jours et des jours. Son auteur – dont le nom d’artiste est Beeple – y a juxtaposé 5 000 images numériques, soit l’intégralité de celles qu’il a postées quotidiennement sur Twitter depuis plus de treize ans. Né en 1981 à Fond du Lac, une petite ville du Wisconsin réputée pour la qualité des perches du lac Winnebago, Mike Winkelmann, diplômé en informatique de l’université Purdue, a accompli trois prouesses à travers sa peinture Everydays : the First 5 000 Days. 1) Faire reconnaître l’art numérique et son propre regard acéré sur l’actualité. Quand Donald Trump perd l’élection présidentielle, Beeple le représente face contre terre avec le mot « loser » tatoué sur la peau. 2) Réaliser un incroyable coup financier. Son oeuvre a été vendue aux enchères le 11 mars pour 69,3 millions de dollars ! C’est la troisième oeuvre d’art la plus chère vendue par un artiste de son vivant. 3) Démontrer la pertinence d’un monde quasi parallèle, celui des NFT, qui obéit à ses propres règles. Ses fans expliquent que ce nouvel univers est aussi passionnant que le terrier du lapin blanc d’Alice au pays des merveilles : un monde sens dessus dessous, étrange quand on l’observe de l’extérieur, mais qui nous envoûte lorsqu’on s’en approprie les règles. C’est sans doute cette magie qui a poussé Vignesh Sundaresan, un riche informaticien de Singapour, à débourser une telle fortune pour mettre la main sur cette oeuvre mise en vente par Christie’s.
Mais qu’est-ce qu’un NFT (prononcez « eneffeti ») ? Le non-fungible token est littéralement un «jeton non fongible », c’est-à-dire un procédé informatique d’authentificationquipermetdecoderlasignature d’un auteur au sein du fichier qui contient son oeuvre. S’appuyant sur la blockchain, un NFT permet de certifier l’authenticité d’une animation (comme un gif),
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d’une photo, d’une vidéo ou ■ encore d’un morceau de musique disponible sur Internet… Mieux, ces NFT permettent la création de pièces uniques ou en édition limitée car elles certifient le pedigree des oeuvres. Auparavant, ces dernières étaient reproductibles à l’infini, comme tout fichier informatique. « Pensez à La Joconde : il n’y en a qu’une sur terre signée Léonard de Vinci. Ce tableau est au Louvre, mais n’importe qui peut en obtenir une photo, une image, donc une copie. Maintenant, transposez cela au numérique : posséder un NFT signifie que tout le monde convient que vous possédez l’original d’une oeuvre, même si n’importe qui peut en obtenir une copie et que l’artiste en détient toujours les droits d’auteur », précise John Karp, coauteur de NFT Revolution et à l’origine d’un podcast consacré au sujet sur le réseau Clubhouse. Un NFT est infalsifiable et inaltérable ; il ressemble à un acte notarié, car il est possible de savoir avec certitude qui a acheté quoi et à quel moment.
Grand public.
Outre les oeuvres d’art, la technologie des NFT intervient dans de nombreux domaines. Jadis underground, le phénomène est, ces derniers mois, devenu grand public. Les ventes de NFT ont explosé au premier semestre : 2,47 milliards de dollars, contre à peine 13,7 millions de dollars sur la même période en 2020, selon Reuters.
Récemment, c’est le code source du Web, c’est-à-dire le programme informatique à l’origine du premier navigateur Web, qui a été cédé sous la forme de NFT. «Plus encore que Gutenberg et l’imprimerie, l’ampoule électrique de Thomas Edison ou l’ADN de James Watson, le World Wide Web a changé tous les aspects de votre vie », a expliqué Cassandra Hatton, viceprésidente de Sotheby’s, qui, le 22 juin, a trouvé un acquéreur pour ces lignes de code en langage Python moyennant 5,4 millions de dollars. Quelques semaines auparavant, Jack Dorsey, le créateur de Twitter, commercialisait l’image de son premier message sur son réseau social. Intitulé « just setting up my twttr », ce post de 2006 a été vendu 2,9 millions de dollars. L’acheteur, l’entrepreneur malaisien Hakan Estavi, voit dans cette acquisition l’équivalent pour le tweet de ce qu’est Monna Lisa pour la peinture. Le chanteur électro Jacques y a vu de son côté l’opportunité de vendre son dernier morceau loufoque, Vous, seconde par seconde avec un copyright associé. La tenniswoman Oleksandra Oliynykova a vendu, elle, une partie de son bras contre trois ethereums, c’est-à-dire un peu plus de 5 000 dollars, sur la plateforme OpenSea. La Croate a mis en vente la possibilité de tatouer un texte de son choix sur un rectangle de peau de 15 x 8 centimètres situé entre le coude et l’épaule. Si Oliynykova a imposé certaines règles, son geste illustre bien que la seule limite des NFT réside dans notre imagination ! Mais, attention, les NFT ne sont pas seulement un procédé informatique novateur, elles véhiculent un vent de contre-culture… « En explorant ce mouvement du crypto-art, j’ai repéré de nombreuses similitudes avec le roman Sur la route, de Jack Kerouac, où un groupe d’amis invente la base de la future génération beatnik », explique l’entrepreneur Rémy Peretz. Car ce mouvement, loin d’être anec
dotique, pourrait bien redéfinir complètement le mode de détention de la propriété des objets…
Comment expliquer un tel engouement? Retour en arrière. En 2012, la cryptomonnaie bitcoin est regardée de haut par l’establishment, à l’exemple du Prix Nobel d’économie Paul Krugman, qui, dans une tribune du New York Times, explique que le « bitcoin est le mal ». Puis est créé en 2015 l’Ethereum, un protocole d’échanges décentralisés qui permet notamment à ses utilisateurs de créer des contrats intelligents. Le protocole informatique sur lesquels sont fondés ces contrats permet de vérifier ou de mettre en application un contrat mutuel. En 2017, le collectif newyorkais Larva Labs invente les CryptoPunks, des personnages aux looks variés constitués de pixels, générés par un algorithme et dont le nombre est limité à 10 000. Ces personnages excitent l’appétit des collectionneurs, qui se battent pour les acquérir… Aujourd’hui, on n’en trouve pas un seul à moins de 30 000 dollars. Ce sont les prémices de la notion de rareté numérique et donc du phénomène NFT.
Cartes Panini.
Depuis, les applications se multiplient. Aux ÉtatsUnis, la société Dapper Labs, en partenariat avec la NBA, a lancé la plateforme Top Shot, qui permet aux fans d’acheter et de vendre des extraits vidéo de matchs de basket : des «moments» dont les prix varient selon leur rareté. En France, Sorare (« si rare » en anglais), un jeu de fantasy football qui serait sur le point de lever plus de 500 millions de dollars et a récemment attiré l’admiration du Financial Times (« La France a beau avoir été éjectée de l’Euro 2020 de manière surprenante le mois dernier, les Bleus sont encore dans la partie », s’est amusée la journaliste), propose un équivalent numérique des cartes Panini: sur le site Internet, les fans achètent, échangent et gèrent des cartes de joueur numériques qui ont différents niveaux de rareté. Sur cette plateforme qui a noué des partenariats avec 70 clubs de foot (Atlético de Madrid, Juventus de Turin, Paris Saint-Germain…), la carte virtuelle unique de Ronaldo a, par exemple, été vendue 300 000 dollars, tandis que celle de Mbappé est partie contre 65 000 dollars en novembre 2020. Antoine Griezmann (le vrai et non son double numérique) a, lui, investi à titre personnel dans la future licorne française.
Si les NFT permettent donc d’authentifier avec certitude des oeuvres d’art, des images, des musiques, et donc de leur attribuer un titre de propriété et une valeur marchande, ces jetons ont une autre vocation : servir de certificat d’authenticité à des objets physiques bien réels. La start-up française Arianee a bien compris l’intérêt de cette technologie. Elle aide les marques de luxe à proposer un double numérique de leurs produits afin d’en garantir l’origine. C’est un des combats de son cocréateur et PDG PierreNicolas Hurstel, qui utilise la blockchain pour authentifier des montres Breitling, Vacheron Constantin ou Panerai, mais aussi du prêt-à-porter Ba&sh et Mugler. Grâce à un partenariat avec IBM, un QR code ou une puce NFC permettent de découvrir la liste des fournisseurs ou des matières premières.
Mais, de plus en plus, la barrière entre le réel et le virtuel s’estompe… Depuis le début de l’année, la marque RTFKT, spécialiste des baskets (virtuelles) à utiliser dans des jeux qui proposent des mondes (en ligne), héritiers de Second Life commeDecentraland etTheSandbox, a vendu des baskets bien réelles sur lesquelles les NFT de l’artiste américain Fewocious ont été reproduits. De son côté, Gucci a lancé
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L’acheteur du premier message du créateur de Twitter voit dans cette acquisition l’équivalent de ce qu’est Monna Lisa pour la peinture.
sa première paire de baskets ■ numériques, les Gucci Virtual 25, un modèle fluo dessiné par le designer Alessandro Michele et vendu 12,99 dollars, mais que le grand public ne pourra utiliser que dans lesmondesvirtuels.Heureusement, il est possible de vérifier, via Snapchat, si elles nous vont bien dans la vraie vie en pointant le téléphone vers nos pieds.
Alors, les NFT sont-ils un renouveau du pop art, qui entraîne une révolution du droit de propriété, ou un simple feu de paille ? À voir. Seule certitude, le phénomène inspire les célébrités. Kate Moss expliquait, mi-avril, avoir collaboré avec le collectif MITNFT pour créer trois vidéos la représentant en train de se balader, de dormir ou de conduire, permettant à leurs heureux propriétaires de « posséder » quelques instants de sa vie de mannequin, qu’ils pourront montrer à des tiers. Ayant décidé d’en reverser les droits à la fondation de soutien aux femmes Gurls Talk, elle a loué ce « nouveau médium » qui permet de « contrôler son image ». La top-modèle Emily Ratajkowski s’est elle aussi emparée de cette technologie. En 2014, le plasticien américain Richard Prince a copié, sans son autorisation, l’un de ses posts sur Instagram pour l’agrandir et en faire une oeuvre de sa série « New Portraits ». Aujourd’hui, c’est justement une photo d’elle… posant devant le travail de Richard Prince qu’elle vend sous forme de NFT. Cette « oeuvre » intitulée Buying Myself Back : A Model for Redistribution a été mise aux enchères le 14 mai par Christie’s. Une manière pour Emily Ratajkowski de se réapproprier ce qu’elle estime lui appartenir. «En utilisant les NFT, j’espère créer un précédent symbolique pour la propriété en ligne et pour les femmes, qui leur permettra d’avoir une maîtrise continue de leur image et de recevoir une juste compensation pour son usage et sa distribution », a-t-elle expliqué sur Twitter.
Une réappropriation qui va de pair avec une crainte grandissante. Faire fonctionner des machines pour garantir cette promesse générera une pollution gigantesque, un des reproches fait à la blockchain. « La prochaine version d’Ethereum promet d’utiliser 99% d’énergie en moins, et nous suivons de près ces évolutions », assure Sebastian Fahey, le directeur européen de Sotheby’s, qui voit dans les NFT « le changement artistique le plus innovant de la dernière décennie. Les possibilités d’évolution de cet espace sont sans fin ».
Propriété collective.
L’appétit de réinvention, qui rappelle l’effervescence ayant accompagné le cubisme, le fauvisme ou le surréalisme, semble n’en être qu’à ses débuts. En témoigne The First Supper, un chef-d’oeuvre d’Async Art. Cet art désynchronisé s’appuie sur une propriété collective rassemblant plusieurs des artistes qui ont joué un rôle clé dans l’éclosion des NFT (Xcopy, Hackhatao ou Rutger van der Tas). Dans ce First Supper, une représentation très libre de La Cène, chacun des collectionneurs possède un morceau de l’oeuvre, qu’il peut modifier en permanence. Stimulant également, le travail de l’Allemand Mario Klingemann interroge sur la place de l’homme face à la machine, en mettant au point des NFT créés par l’intelligence artificielle. « La façon dont les machines d’aujourd’hui – avec l’aide de réseaux neuronaux – génèrent de nouvelles images, de nouveaux textes ou de nouvelles musiques n’est pas très différente de la façon dont la plupart des gens “imaginent” de nouvelles choses. Les machines modernes peuvent imiter ce processus dans une large mesure », explique l’artiste. Reste une question lancinante : ces mises en abyme successives ne sont-elles pas des signes avant-coureurs d’une bulle spéculative? La question est légitime quand certains investisseurs stars comme Gary Vaynerchuk, qui a conseillé Snapchat, Uber et Twitter, se met à vendre « le temps d’un café en sa compagnie » sous forme de NFT…
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Gucci a lancé sa première paire de baskets numériques, les Gucci Virtual 25, un modèle fluo vendu 12,99 dollars…