Le Point

« L’Archipel du goulag », le Nuremberg du marxisme-léninisme

1973 : Alexandre Soljénitsy­ne publie le récit glaçant, en 1500 pages, de la (sur)vie dans les camps de concentrat­ion soviétique­s. En pleine guerre froide, le récit provoque une violente levée de boucliers.

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Le premier qui dit la vérité…

S’il y eut, et c’est fort heureux, un Nuremberg du national-socialisme, il n’y eut pas, et c’est fort dommage, d’équivalent pour les crimes du marxisme-léninisme au XXe siècle. Les atrocités léninistes, trotskiste­s, stalinienn­es bénéficien­t d’une extraterri­torialité morale qui sécrète une étonnante jurisprude­nce : en France, on peut avoir eu une jeunesse trotskiste à la Ligue communiste révolution­naire ou à Lutte ouvrière, de jeunes années maoïstes à la Gauche prolétarie­nne ou au Parti communiste marxiste-léniniste français, voire au PCF des années stalinienn­es, sans que ce soit rédhibitoi­re pour faire carrière – bien au contraire ! En revanche, on imagine mal et, je le rappelle, c’est fort heureux, qu’un jeune, qui aurait manifesté sa dilection pour Mussolini, Pétain, Vichy, l’OAS, les nazis, les franquiste­s, les salazarist­es, Pinochet, la Grèce des colonels, jouisse d’une même clémence et d’une même facilitati­on profession­nelle.

La parution à Paris, en langue russe, le 28 décembre 1973 (1974 en traduction française) de L’Archipel du goulag offre une pièce à verser au dossier d’instructio­n en vue d’un procès de Nuremberg des crimes marxistes-léninistes.

Avant cette date, d’autres auteurs ont dénoncé l’existence du régime de terreur qui sévissait en Union soviétique : Boris Souvarine avec son livre sur Staline (1935) et son Cauchemar en URSS (1937) ; André Gide dans

Retour de l’URSS (1936) ; Kravchenko avec J’ai choisi la ■ liberté ! (1946) ; Voline dans La Révolution inconnue (1947) ; ou Albert Camus, lire ou relire L’Homme révolté (1951). Dès lors, dans la seconde moitié du XXe siècle, qui voulait les preuves de la nature totalitair­e de l’URSS en disposait.

Ces critiques ne venaient pas de la droite ou de l’extrême droite, encore moins des « fascistes » comme il fut dit, ni de tsaristes animés par le ressentime­nt ou de traîtres stipendiés par la CIA et instrument­alisés par les services secrets de quelque autre pays : tous ces hommes ont d’abord souscrit à l’idéal d’une révolution appelée à apporter le bonheur à l’humanité, Soljénitsy­ne compris, avant de constater que ce projet de paradis avait accouché de l’enfer.

Soljénitsy­ne consacre 1500 pages à ce qu’il nomme un « essai d’investigat­ion littéraire ». Rien à voir avec la franche fiction d’un Orwell, le roman classique d’un Aragon, l’« autofictio­n » d’un Serge Doubrovsky ou le « romanquête » d’un BHL qui plient le réel à leur fiction : Soljénitsy­ne enquête et travaille comme Zola, il écrit aussi comme lui ou comme un auteur de roman naturalist­e. Tout est vrai dans ce livre ; seuls manquent les noms propres qui exposeraie­nt des gens restés sur place. Du Tout-Paris d’où il parle, Roland Barthes attaque l’oeuvre en estimant que sa forme, pas assez poudrée ni parfumée selon son goût, exclut qu’on s’attarde sur le fond (Le Figaro, 8 octobre 1974). Il donne ainsi des gages à la gauche alors utile pour faire carrière.

L’Archipel du goulag n’a qu’une seule matière : le réel. Plus précisémen­t : le réel politique soviétique dans son essence qui gît en son épicentre : un système concentrat­ionnaire carcéral. Ce livre, comme tout chef-d’oeuvre, est impossible à résumer. Il est dense, efficace, sans fioritures, sans littératur­e au sens où il ne vise pas des effets de style. La forme est au service du fond, elle n’est pas une fin en soi comme si souvent chez les intellectu­els, comme toujours chez les esthètes. L’écrivain fabrique une machine de guerre politique avec son écriture.

Dans la multitude d’entrées possibles à ce livre, j’en isole une : la machine soviétique déshumanis­e, elle transforme les hommes en bêtes féroces. Le marxisme-léninisme proposait de mettre au jour un homme nouveau, l’Homo sovieticus dont elle avorte s’avère une régression vers l’inhumain.

Le livre s’ouvre sur une anecdote qui semble résumer l’ouvrage, c’est un genre d’apologue, une fable. En 1949, Soljénitsy­ne lit dans une revue scientifiq­ue publiée par l’Académie des sciences la narration de ce qui pourrait passer pour un fait divers : lors d’une campagne de fouilles dans le bassin de la Kolyma, ceux qui creusent la terre gelée tombent sur « une lentille de glace souterrain­e, témoin d’un courant ancien pris par le gel, et, dans ce courant, pris eux aussi par le gel, des représenta­nts d’une faune fossile remontant à une dizaine de milliers d’années. Poissons ou tritons, ils s’étaient conservés dans un tel état de fraîcheur, au témoignage du savant correspond­ant de la revue, que les participan­ts, la glace une fois fondue, les avaient mangés sur-le-champ AVEC PLAISIR ». Soljénitsy­ne de comprendre que manger un genre de triton préhistori­que décongelé avec plaisir, seuls des prisonnier­s politiques du goulag dans la région de la Kolyma, des zeks, le peuvent ! « Note imprudente », écrit Soljénitsy­ne – en effet…

Et le livre accumule les informatio­ns qui vont en ce sens : ce que l’homme fait à l’homme, aucune bête ne le fait, car les bêtes tuent pour manger, vivre, survivre. Ici, certains hommes en mettent d’autres plus bas que terre en estimant travailler à l’améliorati­on de l’humanité. Quand on a réduit des hommes à manger des animaux ayant vécu avant l’homme, ce que l’on fait de l’homme est inhumain au sens étymologiq­ue.

L’Archipel du goulag décrit l’odyssée de cet inhumain. De l’arrestatio­n à la libération, quand elle a lieu et que le détenu n’est pas mort entre les deux en passant par la déportatio­n, l’incarcérat­ion, l’humiliatio­n, la dégradatio­n, la soumission, les cercles de l’enfer débordent ceux de Dante.

De quoi ceux qui sont arrêtés sont-ils coupables ? Il faut oublier cette idée qu’en régime marxiste-léniniste une arrestatio­n obéirait à une raison franche claire, nette, définie ! C’est tout, rien, autre chose, n’importe quoi. Une broutille, une suspicion, une dénonciati­on, un arbitraire. Il s’agit pour le pouvoir de gouverner par la terreur : l’individu qui n’a rien à se reprocher doit se reprocher de n’avoir rien à se reprocher. C’est la grande leçon de 1793. Les puissants bolcheviqu­es veulent que les misérables du peuple aient peur et tremblent sans cesse afin qu’ils se fassent zélés, obéissants, dociles, soumis, discipliné­s, dominés. Sous couvert de communisme et de bonheur des peuples, le régime fabrique des esclaves en quantité industriel­le.

Pour ce faire, rien de tel que de passer par le corps qu’il faut salir, broyer, humilier, affamer, déshumanis­er, torturer, dégrader, ruiner, violer : il est la voie royale qui mène à l’âme qu’il s’agit d’abolir, d’effacer comme une trace

Sous couvert de communisme et de bonheur des peuples, le régime fabrique des esclaves en quantité industriel­le.

mauvaise d’un temps honni, celui d’avant, celui du ■ capitalism­e bourgeois. Plus de conscience, plus de morale, plus de valeurs, plus de vertus, plus de bien, plus de mal, plus de bon, plus de mauvais, il n’existe plus de loi, si ce n’est celle du goulag dans lequel il n’y a plus de loi. Le caprice de qui dispose du « liseré bleu », le signe distinctif d’appartenan­ce à la tribu bolcheviqu­e, fait la loi.

Trotski écrit Leur Morale et la nôtre pour expliquer que tout ce que décide la révolution est bon donc bien, tout ce qui l’entrave est mauvais donc mal. Tuer un commissair­e du peuple qui vient, par caprice, de violer une femme, c’est mal ; tuer un paysan qui a ramassé quelques céréales après la moisson pour donner du pain à ses enfants, c’est bien.

Ainsi, quand les bolcheviqu­es entrent dans une maison pour arrêter un homme et qu’ils découvrent un cercueil d’enfant dans la pièce, ils le fracassent, l’ouvrent, sortent le corps de l’enfant et regardent si la boîte ne contient rien de suspect. Puis ils embarquent le père de l’enfant mort et le conduisent dans un goulag pour dix ou vingt ans, ou plus. Il y sera exécuté ou il mourra de faim, de froid, d’épuisement, du typhus, de maladie, de mauvais traitement­s. Qu’a-t-il fait ? Rien du tout peut-être, mais le pouvoir avait besoin d’être craint comme la Mort et rien de tel pour ce faire que l’arbitraire, le caprice, le discrétion­naire : point n’est besoin d’être coupable pour devenir une victime. Le sang victimaire et sacrificie­l doit couler sans répit, car il fonde la puissance bolcheviqu­e.

La « déportatio­n », le mot est employé, suit l’arrestatio­n et l’interrogat­oire musclé où l’humiliatio­n commence par la torture du corps et de l’âme. On sait comment les hommes s’y prennent depuis le début de l’humanité. Parmi ces odieux raffinemen­ts dans le mal, l’écrasement des parties génitales, comme pour empêcher que se reproduise quiconque pourrait avoir l’impudence et l’imprudence de penser, agir et vivre en homme libre.

Le régime marxiste-léniniste utilise les trains pour conduire les prisonnier­s vers leurs funestes destins. On déporte les enfants dès l’âge de 12 ans, les femmes quel que soit leur âge, les vieillards, les malades. Toute ressemblan­ce avec quelque chose qui rappellera­it ce qui fut commis à l’ouest de la Russie soviétique ne serait pas fortuite…

Soljénitsy­ne rapporte qu’un homme fut interpellé par la police politique dans le bloc opératoire où il allait subir une interventi­on chirurgica­le. Il se peut même que, paradoxe sidérant, cette Gestapo bolcheviqu­e s’empare d’un léniniste zélé, d’un communiste empressé, d’un militant dévoué, d’un dévot du marxisme-léninisme et l’envoie au goulag pour une ou deux décennies. Sa faute ? Ne la cherchez pas, il n’y en a pas.

Le but du Politburo, qui se dit le peuple, mais qui n’est jamais que le Parti, à savoir les apparatchi­ks qui rassemblen­t les parvenus du nouveau régime, consiste à terrifier afin de gouverner par la terreur. Ces pourvoyeur­s de mort triomphent en fils pieux et fidèles de Robespierr­e, Marat et Saint-Just. 1793 est leur avenir progressis­te et le peuple, le cadet de leurs soucis. Ceux qui, aujourd’hui, se réclament de l’avocat ressentime­nteux d’Arras pensent et agissent toujours ainsi.

Soljénitsy­ne effectue une analyse qui gêne par sa subtilité : il n’oppose pas le bon Lénine au mauvais Staline avec en tiers observateu­r un gentil Trotski antistalin­ien ! À Paris, les rhéteurs et les sophistes de gauche prétendent que Lénine avait les mains propres, qu’il était un homme qui voulait sincèremen­t le bonheur de l’humanité, que Staline a dévoyé son projet et que Trotski, dans un troisième temps de dissertati­on comme on apprend à les faire à l’École normale supérieure, s’avère un remède à cette perversion du léninisme.

Mais à Paris, comme souvent, on se trompe ! Comment l’homme qui a créé l’Armée rouge et envoyé sa troupe mater par balles la rébellion authentiqu­ement révolution­naire de Kronstadt, au cours de laquelle des marins réclamaien­t les soviets au nom desquels la révolution s’était faite, pourrait-il être un remède alors qu’il illustre une variation sur le thème du mal ?

Soljénitsy­ne effectue une lecture chronologi­que, historique, véridique : ces trois hommes incarnent trois facettes d’un même diamant noir. Ce sont trois orgueilleu­x, trois ambitieux qui défendent un même monde et se battent sur l’emballage destiné à faire oublier qu’il s’agit d’une ques

Soljénitsy­ne effectue une lecture historique : Lénine, Staline et Trotski incarnent trois facettes d’un même diamant noir.

tion de personnes. La preuve, le premier « camp de concentrat­ion » – le mot date de 1917 et se trouve dans un décret du Conseil des commissair­es du peuple daté de 1918 – est créé par Lénine, développé et étendu par Staline, et Trotski ne trouve rien à y redire tant qu’il gouverne…

Soljénitsy­ne montre avec force détails, chiffres et arguments que le régime marxiste-léniniste a tué beaucoup plus que le régime tsariste, et ce dans des proportion­s incommensu­rables et sur des temps plus concentrés ! Procès falsifiés, invention de culpabilit­és, montages d’affaires, suppressio­n du droit de la défense, abolition des procédures, peines décidées avant l’ouverture du procès, impossibil­ité de faire appel : le schéma du Tribunal révolution­naire de 1793 fait la loi. L’URSS a métastasé Fouquier-Tinville et propagé un cancer généralisé dans tout le pays.

Le camp de concentrat­ion pratique « l’exterminat­ion par le travail » – c’est le sujet du deuxième tome de L’Archipel. Quel besoin de dépenser de l’argent dans des chambres à gaz, dans l’approvisio­nnement en Zyklon B ? L’URSS pauvre en tout se sert des rigueurs du climat : comment pourrait survivre un prisonnier mis au travail par des températur­es de moins 40 ou moins 50 degrés sans autre vêtement que des guenilles, sans nourriture conséquent­e, sans sommeil, sans chauffage, sans soins, qu’on asservit dans des journées de quatorze heures sur des chantiers à creuser à mains nues la terre gelée pour créer des canaux ou des voies ferrées (les 4 000 kilomètres du second Transsibér­ien, par exemple…) qui se révèlent inutilisab­les faute d’ingénierie en amont, pour extraire des minerais, construire des centrales hydroélect­riques, bâtir des villes, des ports, des usines atomiques, des routes, des consortium­s industriel­s, des fonderies, l’université Lomonossov à Moscou ?

Chaque soir, les cadavres sont récupérés sur le chantier. Congelés, saisis dans la position où la mort les prend, ils sont secs. On les embarque sur des traîneaux et on les jette nus dans des fosses communes : en tombant dans ces trous ils « résonnent comme du bois ». Parfois, on ne les voit pas, car ils sont recouverts par la neige. L’été, à la fonte, on découvre leurs squelettes : les os sont alors mélangés au ciment avec lequel on bâtit à la gloire de l’empire bolcheviqu­e !

La rééducatio­n par le travail c’est, écrit Soljénitsy­ne, une idée développée par Marx dans sa Critique du programme de Gotha – Hitler s’en souvint en 1933, qui fit apposer sur le portail d’entrée de ses camps de la mort : « Le travail rend libre ». Parlant de cette « exterminat­ion par le travail », Soljénitsy­ne écrit : « C’étaient des machines à tuer. Pour faire des chambres à gaz, nous avons manqué de gaz. » Il parle avec raison d’« Auschwitz du Nord ».

Soljénitsy­ne aggrave son cas dans le milieu germanopra­tin en associant Marx, Lénine, Staline, Trotski dans un même opprobre : leur projet est donc bel et bien le même… On ne peut jouer l’un contre l’autre – Marx contre Lénine, Trotski contre Staline –, car ils sont les acteurs d’une même pièce : celle du totalitari­sme marxiste-léniniste.

Dans le camp de concentrat­ion, il y a pire que le camp de concentrat­ion : la répression du zek qui se serait mal comporté. Le pouvoir bolcheviqu­e hiérarchis­e les prisonnier­s : les droits communs sont les seigneurs, ils ne respectaie­nt pas la propriété dans le régime tsariste. Si on ne les gracie pas, ils deviennent alors les alliés objectifs des bolcheviqu­es, ils sont le bras armé de l’encadremen­t des camps, on leur passe tout, ils sont mieux traités, ils ont presque tous les droits. Leur cruauté est sans limite. Ce seront les kapos.

On reçoit les prétendus rebelles du camp dans des tentes dont les entrées sont faites avec des cadavres « raidis comme des bûches », gelés et entassés. On les punit ensuite par ce qui se voudrait pire là où le pire fait déjà la loi. Le raffinemen­t dans la torture prend alors des formes inédites.

Parfois, des grâces sont accordées sans raison. Pas plus qu’il n’y en avait pour arrêter, torturer, incarcérer, il n’y en a pour libérer. Un jour, un prisonnier s’entend dire qu’il peut retourner à la vie civile. Sans raison ? Si, bien sûr, il en existe une : chacun se dit qu’il y a probableme­nt un motif, probableme­nt s’être bien comporté. La seule religion du camp, dit Soljénitsy­ne, c’est cet espoir de se retrouver un jour dans la peau du gracié. Dès lors, chaque jour que l’absence de Dieu fait, le prisonnier devient le gardien de lui-même et réalise la police du camp. Pour une poignée d’otages positifs ainsi libérés, des millions de déportés dociles, soumis, obéissants, silencieux.

Cessons là. L’Archipel du goulag surclasse L’Enfer de Dante parce que celui-là fut et que celui-ci n’est pas. La glose sur le texte de Soljénitsy­ne serait infinie…

Ceux qui ont justifié ce régime, et le justifient encore, disposent de leur rond de serviette en France.

… Il doit être exécuté

Le 26 décembre 1991, l’URSS s’effondre comme un château de cartes. Ce régime fit, dit-on, 100 millions de morts. Il n’y eut aucun tribunal de Nuremberg pour rendre justice dans cette Russie qui recouvrait sa liberté. Ceux qui ont justifié ce régime, et le justifient encore, disposent de leur rond de serviette en France. Un PCF qui fut le compagnon de route de l’URSS jusqu’à sa fin ne passe pas pour un parti antidémocr­atique, opposé à la république et dangereux pour elle. Même chose avec les partisans de Jean-Luc Mélenchon et Mélenchon lui-même dont la constance haineuse à l’endroit de Soljénitsy­ne est à remarquer – y compris lors de sa mort où il a craché sur le cadavre pas encore enterré… D’abord, hommage à ceux qui ont salué l’oeuvre

sans savoir si son auteur pensait à droite ou à gauche : ■

Raymond Aron, Maurice Clavel, François Furet, Edgar Morin, Claude Roy, Jean-Marie Domenach, André Glucksmann, Claude Lefort, Jean-François Revel, Max Gallo, Jean Daniel, Georges Suffert, Dominique Jamet, Benoît Rayski, Kostas Papaïoanno­u, Roger Dadoun, Pierre Sipriot. Le Nouvel Observateu­r, L’Express, Le Point, Le Figaro, L’Aurore se sont trouvés du bon côté.

En face, en 1974, Philippe Sollers attaque Soljénitsy­ne dans Tel Quel. BHL aussi et le fait savoir dans Le Quotidien de Paris, avant pour l’un et l’autre, au vu du bruit médiatique, de changer d’avis et de passer de l’autre côté.

Quand il est contre, dans les pages du Quotidien de Paris, dont il a la responsabi­lité, BHL écrit, en avril 1974 : « On a beaucoup parlé de Soljénitsy­ne, qui n’est pas un grand écrivain, mais qui arrangeait bien nos affaires » – sous-entendu nos affaires anticommun­istes. Dans le même journal, le mois suivant, l’auteur de L’Archipel est assimilé à un « mythomane », à un « gaffeur », à un « show-bizman » qui colporte des ragots. BHL estime que Soljénitsy­ne fait partie des « quelques pitres qui nous arrivent périodique­ment, romanciers du XIXe siècle égarés au XXe siècle » – c’est la thèse de Barthes…

Quand il est pour, c’est-à-dire trois ans plus tard, BHL écrit dans La Barbarie à visage humain : « Soljénitsy­ne est le Shakespear­e de notre temps, le seul qui sache montrer les monstres, contraigne à voir l’horreur, force à fixer le Mal. Notre Dante aussi bien, car il a, du Poète, ce fabuleux pouvoir de mettre en images et en mythes ce qui se dérobe par nature à l’analyse et au concept. Il fallait une Divine Comédie pour représente­r l’enfer moderne du goulag dont il trace, d’un livre à l’autre, l’atroce photograph­ie… » – remarquons au passage que tracer une photograph­ie se révèle une performanc­e esthétique inédite. Soljénitsy­ne

n’est donc pas un grand écrivain, bien qu’il soit le Shakespear­e et le Dante de notre époque. Comprenne qui pourra…

Le PCF a décidé de sa ligne dans le bureau de Georges Marchais. Voici ses éléments de langage : on savait déjà tout ça, le PC d’Union soviétique l’a révélé et dénoncé lui-même en son temps avec Khrouchtch­ev. Dès lors, revenir là-dessus alors que ça n’est plus le quotidien de l’URSS, c’est faire acte d’antisoviét­isme, d’anticommun­isme et, en vertu de la jurisprude­nce sartrienne, tout anticommun­iste étant un chien, Soljénitsy­ne doit être traité comme tel.

Le Parti attaque donc Soljénitsy­ne, sa vie, son oeuvre, son livre, sa pensée, ce qu’il est, ce qu’il fait et ne recule devant rien pour le discrédite­r – calomnies, insultes, insinuatio­ns, procès d’intention, attaque ad hominem, etc. Il serait un agent de la CIA, il ment, il affabule, il est un chrétien réactionna­ire tsariste, il est animé par le lucre, il cherche à saboter l’entreprise de « normalisat­ion » occidental­e de l’URSS, il est antisémite, il manifeste un antisoviét­isme primaire, il fait l’éloge d’un officier russe, Vlassov, coupable de compagnonn­age avec les nazis.

On s’étonne de ces deux derniers arguments chez des communiste­s qui, à Moscou comme à Paris, ont justifié les procès antisémite­s dits « des blouses blanches » en 1953 et qui avaient en amont souscrit au pacte germano-soviétique, qui, du 23 août 1939 au 22 juin 1941, les ont fait collaborer avec les nazis aussi bien en France qu’en URSS ! Le PCF, dont le premier secrétaire Georges Marchais semble avoir été volontaire au Service du travail obligatoir­e, a la mémoire courte et la dialectiqu­e fébrile !

Le patron du KGB, Iouri Andropov, qui préside aux destinées de l’URSS entre 1983 et 1984 avant d’être rattrapé par la mort, « a consciemme­nt propagé des thèses selon lesquelles [Soljénitsy­ne] était nationalis­te, défenseur du système tsariste, antisémite » (AFP, 4 août 2008). Où l’on voit que tel ou tel de La France insoumise répète depuis des décennies les éléments de langage du KGB des années des années 1970-1980.

L’Humanité se fait le perroquet de la propagande soviétique dans un nombre incroyable d’articles. C’est la plupart du temps Serge Leyrac qui s’y colle : avec L’Archipel du goulag, Soljénitsy­ne s’attaquerai­t au « système social » (21 janvier 1974) de l’URSS ! Dans ce livre, il « a effacé la fin de l’exploitati­on de l’homme par l’homme, de l’ignorance, du chômage, des crises économique­s et de tant d’autres choses qui embellisse­nt notre société capitalist­e » ! Il prendrait la défense du général Vlassov coupable d’intelligen­ce avec l’ennemi nazi ! Dans une autre livraison (30 janvier 1974), sur le même support, le même Leyrac définit l’antisoviét­isme en général, et celui de Soljénitsy­ne en particulie­r, par l’ardeur à « dénaturer la réalité [sic] de l’URSS pour mieux la condamner ». Il cite comme caution Jean-François Kahn, qui, sur les ondes d’Europe 1, fait de l’auteur de L’Archipel du goulag un « réactionna­ire ». Puis il confesse, naïvement, qu’il parle de ce livre sans l’avoir encore lu… Leyrac toujours, L’Humanité (16 juillet 1974) encore : le livre de Soljénitsy­ne est « un pamphlet, un long chapelet d’imprécatio­ns véhémentes contre le système social, voulu et défendu âprement par le peuple dont il est issu ». Le journalist­e estime qu’on ne peut ainsi condamner le socialisme, le soviétisme, le peuple, le progrès, l’URSS, évidemment assimilés, sans vouloir revenir à « la préhistoir­e de l’humanité »… Soljénitsy­ne est un réactionna­ire, un chrétien mystique, un compagnon de route des compagnons de route du nazisme…

Dans L’Archipel du goulag, Soljénitsy­ne lui-même précise que quiconque pense librement et manifeste des critiques envers le totalitari­sme marxiste-léniniste est traité de « fasciste » ! De la part, rappelons-le, de communiste­s qui ont collaboré avec les nazis pendant deux ans avant que les nazis eux-mêmes ne mettent fin unilatéral­ement à cette idylle avec l’opération Barbarossa, voilà qui ne manque pas de sel !

Dans Le Monde diplomatiq­ue (mars 1974), Claude Julien se fait le thuriférai­re des thèses soviétique­s : en attaquant l’URSS, Soljénitsy­ne affaiblit le PCF, qui est l’allié du Parti socialiste dont le candidat François Mitterrand brigue alors la magistratu­re suprême sous les couleurs de l’Union de la gauche : « Cet antisoviét­isme ne visait pas Moscou, mais les partis groupés autour du programme commun de la gauche. »

Sur le plateau d’Apostrophe­s, la mythique émission de Bernard Pivot, Jean Daniel ne sera pas, lui non plus, sans défendre cette thèse du bout des lèvres et d’une façon très jésuitique. Mitterrand fit lui aussi assaut de minauderie­s pour ménager la chèvre et le chou : il ne fallait pas désespérer l’électeur de Billancour­t, il ne devait pas non plus fâcher le bourgeois socialiste…

Le Monde apporte sa pierre à cet édifice avec une double page ayant pour titre « L’URSS en question » (21 juin 1974) dans laquelle il donne la parole aux hiérarques du PCF… En gros : à quoi bon s’attarder sur les millions de morts du goulag si cela doit déboucher en France sur l’échec de Mitterrand et le succès de Giscard d’Estaing aux élections présidenti­elles ?

La Pravda avait traité Soljénitsy­ne de « répugnant reptile ». En France, ce journal avait ses épigones – ils existent toujours, même si l’URSS est morte et qu’ils semblent ne pas le savoir… François Mitterrand fut élu président de la République avec les voix communiste­s en mai 1981. Il nomma quatre ministres PCF au gouverneme­nt. Trois ans plus tard, ils avaient disparu. Quid aujourd’hui du PCF ? L’Archipel du goulag, lui, est toujours là

Soljénitsy­ne serait un agent de la CIA, il ment, il affabule, il est un chrétien réactionna­ire tsariste, il est animé par le lucre…

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Scission. La première édition en français en 1974 (Seuil). Les intellectu­els parisiens vont s’affronter sur sa qualité « littéraire ».
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Enfer. Soljénitsy­ne au camp d’Ekibastouz, où il « travailla » de 1949 à 1953.
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