La chronique de Patrick Besson
Selon Anna Truong, ce sont les colons français, à qui cette soupe rappelait leur pot-au-feu natal, qui l’ont appelée ainsi.
En vietnamien, le mot pho (prononcé « feu ») n’existe pas, et donc ne désigne rien. Selon Anna Truong, que j’interroge dans son restaurant (Anna T., 56, rue Notre-Dame-des-Champs, Paris 6e), ce sont les colons français, à qui cette soupe de boeuf et de pâtes de riz rappelait leur pot-au-feu natal, qui l’ont appelée ainsi. Le potau-feu est, par contraction, devenu feu. Dans la langue vietnamienne, m’explique encore la restauratrice, il y a beaucoup de mots d’une syllabe. C’est comme ça que les Vietnamiens ont gagné la guerre contre les Chinois, les Français et les Américains : leurs ordres monosyllabiques circulaient plus vite.
Il faut à la soupe pho un bon bouillon pour lequel quinze ingrédients sont nécessaires – échalotes, gingembre, cannelle, clous de girofle, sucre de canne frais, etc. Ce plat simple, qu’au Vietnam on mange à toute heure, y compris au petit déjeuner, nécessite de longues courses compliquées à Chinatown et une demi-douzaine d’heures de cuisson. Anna me raconte que certaines soupes pho coûtent plusieurs milliers de dollars : celles servies aux galas de charité organisés, surtout en Amérique, pour venir en aide aux familles vietnamiennes défavorisées. Il paraît qu’il y en a quelques-unes mais, dans cette communauté subtile et travailleuse, dont j’ai été longtemps le voisin dans le 13e arrondissement de Paris, je n’en ai jamais rencontré.
Dans la soupe pho cuisinée par Anna avec le soin jaloux qu’elle met en toute chose – rien de commun avec celle proposée sur les trottoirs de l’avenue de Choisy et pour laquelle des dizaines de jeunes couples et de vieux célibataires font la queue chaque midi et chaque soir –, les saveurs se détachent les unes des autres dans un silence musical. Les pâtes de riz délicates s’enroulent avec tendresse autour de fins morceaux de boeuf. Je n’oublierai jamais le regard fiévreux de mon ami Édouard Moradpour, ex-publicitaire et aujourd’hui écrivain (Ma Louise, Éditions Michel de Maule, 20 €), posé sur ma soupe alors qu’il avait commandé autre chose. J’ai cru, un moment, qu’il allait me la chiper. Ai regretté, de retour à Montmartre dans l’autobus 68, de ne pas la lui avoir donnée en échange du plat, tout aussi excellent, qu’il avait commandé pour lui. C’est peut-être le côté bonne action qui m’a arrêté. L’ivresse du bien, comme disait Henry de Montherlant (1895-1972).
Anna Truong est née à Hué, l’ancienne capitale impériale vietnamienne, peu après le départ en catastrophe – bien raconté par l’ex-agent de la CIA Frank Snepp dans un livre au titre évocateur (Sauve qui peut, éditions Balland, 1979) – des Américains. Elle a transporté à Paris la majesté, la grâce et la délicatesse de sa ville natale. Il y a, dans sa cuisine, un raffinement tranquille qu’il était urgent, après toutes ces mesures sanitaires contraignantes, de retrouver. Anna T. est, dans la foule dansante et sonore des lycéens turbulents et des lycéennes lookées du carrefour Vavin, un îlot de bon goût et de manières excellentes ■