Google, entreprise malfaisante
Le Point a pu expérimenter la manière dont se comporte ce monopole qui, autrefois, s’était donné pour slogan « Don’t be Evil » (« Ne soyez pas malveillant »)… Récit et signal d’alarme.
Nous payons les journalistes, Google empoche les bénéfices de leur travail.
COMMENT NÉGOCIER AVEC GENGIS KHAN…
Nous sommes le 30 septembre 2020 et nous avons rendez-vous pour « négocier » avec Google. Le principe, déjà, ne pousse pas à la sérénité, un peu comme marchander avec Gengis Khan… La rencontre – en visioconférence – a lieu sur Google Meet, le lien nous avait été envoyé dans notre boîte mail opérée par Google et figurait dans notre calendrier Google. Un petit sentiment d’encerclement, déjà ? Peut-être.
Face à nous, trois hiérarques français et européens de Google. Les sourires sont parfaits, le ton affable. Le sujet de la discussion porte en principe sur la manière dont le Léviathan de l’ère numérique, qui se nourrit en bonne partie des articles des journaux sans jamais les rémunérer, pouvait compenser ce pillage. Sauf qu’il apparaît très vite que nos interlocuteurs nous mènent en bateau. Leur capacité de discussion est de toute façon limitée. De leur côté, le pouvoir est en Californie, et les priorités sont mondiales. Le vermisseau que nous sommes ne doit pas les arrêter.
Car le combat est inégal. Notre audience est très largement dépendante de Google Search (le moteur de recherche), mais aussi du portail Google Actualités et, depuis quelques années, de Google Discover, petite fonctionnalité sur la page d’accueil des recherches, qui fait et défait les succès des articles. Un monopole, par définition, intimide. Car si cela ne marche pas avec lui, où aller ?
D’autant que la firme de Mountain View tient directement les cordons de la bourse. Si Google est le premier acteur de la publicité en ligne, il s’occupe aussi de celle des autres ! Notre propre activité en la matière passe en bonne partie par leur plateforme Google Ad Manager.
La réunion commence. Et là, l’accablement s’accroît : nos trois interlocuteurs n’ont à la bouche que Subscribe with Google et que Google Showcase. Déjà le tournis avec ces Googlequelque-chose ? C’est normal. En l’espèce, ces deux « services » ont à voir avec nos abonnements. Mauvaise nouvelle, le cercle se referme : après avoir siphonné nos revenus publicitaires, le goinfre californien s’attaque donc à ceux de l’abonnement (majoritaires au Point). Nous y reviendrons.
DANS LA GUEULE DU MONOPOLE
Avant de poursuivre, chers lecteurs, une précision. Il est rare et précieux, pour nous, journalistes, de nous trouver au coeur des sujets que nous traitons, surtout lorsqu’il s’agit d’économie. La plupart du temps, il nous faut de longues enquêtes, multipliant les sources et les recoupements, pour percer une réalité cachée derrière des portes capitonnées. Là, nous y étions. Et ce que nous avons appris sur le monopole en général et Google en particulier vaut pour nous, Le Point, pour le journalisme de qualité, mais aussi pour l’Europe, la France et chacun de vous, personnellement, et professionnellement.
Les monopoles « sont incompatibles avec notre forme de gouvernement », disait le sénateur Sherman, à l’origine de la célèbre loi antitrust américaine de 1890, celle qui a mené notamment au démembrement de la Standard Oil en 1914. « Si nous n’acceptons pas qu’un roi gouverne notre pays, nous ne devrions pas accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente d’aucun bien de première nécessité », précisait Sherman. En Europe, la prise de conscience a débuté. Même aux États-Unis, nombre de républicains et de démocrates s’élèvent désormais contre la puissance d’entreprises pourtant américaines. Les autorités antitrust ont d’ailleurs entamé des procédures. L’histoire que nous racontons ici est la nôtre, mais elle pourrait devenir la vôtre assez vite.
HISTOIRE DU PÉAGE SANS AUTOROUTE
Mais, au fait, de quoi discutait-on exactement ce matin-là, sur Google Meet ? De « droits voisins », terme qui désigne en réalité les « droits du producteur », comme il en existe dans la musique. Bref, il s’agissait de réparer un piétinement de notre propriété intellectuelle.
Résumons. Au commencement était le verbe. Sur Internet, l’expression, c’est d’abord le clic – votre clic – qui devient la
donnée de quelqu’un d’autre. Vous le savez, quand c’est gratuit, c’est vous, le produit. Les services de Google sont pour la plupart gratuits, nous les utilisons sans retenue, et ce dernier en tire des données gigantesques qu’il revend sous forme de publicité ciblée. Plus ces services s’étendent (Android, Gmail, Google News, YouTube, Google Maps, Google Drive, Google Pay, etc.), plus les données sont détaillées.
En vingt ans, Google est devenu la porte d’entrée incontournable du numérique. Cela s’appelle un monopole, en tout cas une position dominante. Pour le consommateur, c’est souvent commode. Pour les entreprises, qui se trouvent « plateformisées », c’est un cauchemar. Comme il s’agit d’un monopole, son algorithme a droit de vie et de mort sur certaines activités ou entreprises. Et la seule solution pour subsister consiste souvent à payer la rançon de ses offres publicitaires. Mais jamais la plateforme ne contribue à la production des contenus qu’elle indexe. Un peu comme un péage qui prélèverait sa dîme à l’entrée d’une autoroute, mais ne paierait pas pour son entretien.
Google et Facebook ont ainsi accaparé certaines années plus de 90 % de la hausse du marché publicitaire sur les téléphones mobiles…
Le consommateur que nous sommes peut ne pas le voir, le salarié ou l’entrepreneur que nous sommes aussi, dans notre activité de « production », pour reprendre le terme de Sherman, ne peut que s’en inquiéter. Vous êtes peut-être le prochain sur la liste.
En ce qui nous concerne, nous, la presse, c’est simple : Google s’enrichit grâce à des contenus – les articles – qu’il ne produit pas. En les indexant, il verrouille sa position de porte d’accès – si ce n’est pas sur Google, cela n’existe pas – et collecte des données sans équivalent, donc des revenus sans comparaison.
C’est la martingale du monopole : soit on se plie à ses règles, et celui-ci capte l’essentiel des revenus, soit on disparaît de la carte, et on n’a presque plus rien. En somme : pile, je gagne, face, tu perds.
LES TRAFIQUANTS DE TRAFIC
L’indexation des articles de presse est particulièrement précieuse pour Google. Ce qu’on lit dans les journaux en dit long sur nos envies, nos orientations, notre sociologie. D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, la firme de Mountain View ne se donnerait pas la peine de développer tant de « services » qui reposent sur nous : Google Actualités, Discover, et maintenant Subscribe with Google ainsi que Showcase…
Cela s’explique : le business de Google ne passe pas seulement par la publicité sur des pages présentant des articles, mais surtout par l’enrichissement de sa base de données en général. On parle de «revenus indirects» dans la loi de 2019 sur les « droits voisins ».
Alors, évidemment, les intéressés ont une réponse toute faite : ils apportent du trafic aux journaux. Bien essayé, mais faux. C’est pour accéder aux contenus que l’on va sur Google, et non l’inverse. La firme californienne s’est interposée – grâce à sa brillante et, il faut le dire, utile technologie –, mais n’a pas « créé » l’audience.
Surtout, le trafic que celle-ci redistribue est pour l’essentiel vidé de sa valeur marchande, puisque le marché publicitaire est capté en amont, grâce aux données.
Le résultat, pour la presse, est que nous payons les journalistes, alors que Google empoche les bénéfices de leur travail. Or le journalisme coûte cher. À l’heure qu’il est, l’un de nos reporters revient d’Afghanistan (lire p. 28), d’autres sont en Floride ou en route pour Hongkong. Nos journalistes enquêtent sur les dessous de l’économie, de la politique, de la société, ils explorent le monde de la recherche, en France et ailleurs, pour y trouver une idée d’avance. Rien de tout cela n’est gratuit. La liberté de la presse a un prix, celui de l’enquête et du reportage. Du travail, tout simplement.
C’est son chantage permanent : soit on se plie à ses règles, soit on disparaît de la carte. En somme : pile, je gagne, face, tu perds.
MANUEL DE SPOLIATION
Ce journal, chers lecteurs, n’est pas, vous le savez, un bureau de propagande anticapitaliste ou altermondialiste. On y préfère souvent Tocqueville à Marx, et Aron à Sartre. Précisément. Parmi les grands penseurs libéraux se trouve le génial Frédéric Bastiat. Celui-ci a écrit un petit opus intitulé Physiologie de la spoliation. Il en recense quatre formes principales : la guerre, l’esclavage, la théocratie et… le monopole.
Lors de notre rendez-vous avec Google, en septembre
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dernier, nous nous sommes permis, pour voir, d’en citer ■ quelques passages, que vous connaissez peut-être, car nous nous y référons régulièrement. Celui-ci, notamment : le monopole, selon Bastiat, consiste à « faire intervenir la force dans le débat, et par suite, d’altérer la juste proportion entre le service reçu et le service rendu ». Et Bastiat d’ajouter – et nous avec – que « le monopole aussi fait passer la richesse d’une poche à l’autre ; mais il s’en perd beaucoup dans le trajet ». Cela s’appelle une rente.
Sourires jaunes chez nos « négociateurs » de Google, qui ne sont pas là pour philosopher sur le juste échange ou le libéralisme selon David Ricardo, celui de la valeur-travail, mais pour exécuter un plan de marche établi en Californie.
LE GÉANT, LA PETITE EUROPE ET LA MINUSCULE FRANCE
Pour remédier à cette « spoliation » remettant en cause la survie et donc la liberté de la presse, certains se sont levés. À l’initiative notamment de Jean-Marie Cavada, ils ont réussi à faire adopter une directive européenne portant création du « droit voisin », c’est-à-dire du droit du producteur. Cela a pris trois ans de combat à Strasbourg et à Bruxelles, Google n’ayant pas lésiné sur le lobbying. Fut donc institué le principe d’une rémunération des journaux par les grandes plateformes qui réalisent des profits considérables grâce à leurs articles sans jamais en payer un centime.
Dans la foulée, en septembre 2019, la France a transposé les « droits voisins » dans la loi dite Assouline. Mais comment a réagi le géant de Mountain View ? Par un coup de force. Google a mis en place un chantage qui dit en substance : soit vous nous accordez une « licence gratuite » pour utiliser vos contenus, soit on enlèvera de nos pages de recherche l’extrait et la photo des articles. Une sorte de déréférencement partiel. En clair, soit vous consentez à ce que la loi de la République ne s’applique pas, soit vous disparaissez du paysage et perdez le peu de trafic et de publicité qu’il vous reste.
Les monopoles osent tout, c’est à ça qu’on les reconnaît…
C’est alors que l’Autorité de la concurrence française s’autosaisit – un cas rare – et lance une enquête pour abus de position dominante. Peu après, elle donne injonction à Google de négocier « de bonne foi » pour déterminer le montant des « droits voisins » à verser à la presse. Il n’y aura pourtant ni bonne foi, ni réelle négociation. C’est pour tenter de redémarrer le processus que commence notre réunion sur Google Meet, le 30 septembre dernier…
D’UN JOUG L’AUTRE…
Sauf que de « droit voisin », il n’est en réalité pas vraiment question ce jour-là. Google vient avec ses propositions de nouveaux produits fondés sur… nos contenus. En clair, ils nous doivent de l’argent, mais, plutôt que de payer, ils nous demandent quelque chose en échange de ce qu’ils nous doivent déjà.
Une arnaque? Oui, et plutôt fruste. Mais voilà, quand il s’agit d’un monopole, on écoute. Alors, de quoi s’agit-il ? D’abord, Subscribe with Google. A priori, rien à dire, c’est un service qui sert d’intermédiaire pour les prises d’abonnements et prend une commission, comme Apple le fait déjà. Plus gênant est le système nommé Showcase, une licence qui permettrait à Google de proposer gratuitement à ses internautes des articles payants sur nos propres sites ! Sidérant. Sauf que la puissance de Google fera que Showcase, s’il voit le jour, sera difficile à contourner. Il s’agit là du même chantage que sur le volet publicitaire : ne pas en être, c’est prendre le risque de l’effacement ; y aller, c’est l’assurance de se faire tondre la laine sur le dos. Le monopole Google nous propose donc d’ajouter à notre servitude un joug supplémentaire…
ACHETER, DÉBAUCHER, NEUTRALISER…
Au passage, nous remarquons que ces nouvelles licences proposées par Google ne rémunèrent pas le «droit voisin» ou droit d’auteur en tant que tel. Ceux-ci sont noyés dans un contrat global. Le procédé est à la fois malin et grossier : Google craint par-dessus tout que le système des « droits voisins » ne s’étende à d’autres pays que la France. Mieux vaut donc « acheter » certains journaux et faire taire rapidement une revendication qui, à l’échelle mondiale, lui coûterait très cher.
Acheter ? C’est la logique de Google, qui propose séparément aux journaux une aumône en dollars avec, en prime, des budgets de « comarketing », c’est-à-dire l’utilisation de ses services de ciblage pour leurs abonnements. Autrement dit, des prestations qui ne lui coûtent rien…
Certains titres signent. Parce qu’ils étaient pris à la gorge, sans solution alternative, ou, dans quelques autres cas plus rares, parce qu’ils ont pensé avoir obtenu plus que leurs voisins. Le gentil géant californien aime régenter le marché. Sa devise ? Enfumer, acheter, diviser…
Il y eut en outre des contretemps : quelques mois après le premier rendez-vous, notre avocat dans cette affaire nous fait faux bond. Il a été débauché par un cabinet qui travaille pour Google… Le remplacer ne fut pas évident : nombre de cabinets sur la place de Paris ont Google comme client. C’est que le monopole ne rechigne pas à la dépense en matière juridique…
L’ART DE GAGNER DU TEMPS
Les entourloupes de Google n’ont pas suffi. Le Point et quelques autres journaux ont poursuivi le combat, notamment Le Canard enchaîné, Marianne et Elle (groupe CMI) ou La Croix (groupe Bayard), dans le cadre du Syndicat des éditeurs de la presse magazine.
Nous avons plaidé devant l’Autorité de la concurrence, et nous avons gagné ! Les 500 millions d’euros d’amende infligés par celle-ci ont fait du bruit. Mais ce sont les termes qui sont les plus spectaculaires. L’Autorité de la concurrence parle de l’« exceptionnelle gravité » des comportements de Google, de ses manoeuvres dilatoires. Désormais, la « négociation » va recommencer. Heureusement, la presse, sous l’impulsion du Syndicat des éditeurs de la presse magazine, s’unit et bâtit un organisme de gestion collective – ouvert à tous – en collaboration avec la Sacem, spécialiste des droits de la musique. Cela devrait rééquilibrer un peu la bataille, qui ne fait que commencer.
En attendant, voilà presque deux ans que la loi sur les droits voisins a été votée, et le Picsou de Mountain View, de chantage en procédure, n’a pas versé un sou de ce qu’il devait…
Google, il y a bien longtemps, s’était donné pour slogan « Don’t be evil » (« ne soyez pas malveillant »). Une blague, rétrospectivement, tant les plaintes pour abus de position dominante, en Europe et aux États-Unis, sont nombreuses. Les sanctions de l’Union européenne à son encontre se montent à 8,25 milliards d’euros depuis 2017. Toutefois, pas de quoi impressionner à Mountain View : cela représente environ sept semaines du bénéfice net de sa maison mère, Alphabet, au rythme de ses derniers résultats…
LA LISTE DE SES MÉPRIS
Pendant cette « négociation », la rédaction du Point a continué à travailler. Guillaume Grallet et Emmanuel Berretta ont ainsi révélé en novembre 2020 un document interne à Google montrant comment le géant américain entendait faire plier le commissaire européen Thierry Breton, qui était sur le point de sortir une directive sur le numérique qui les gênait. « Objective : increase push back on Thierry Breton », disait le document, qui établissait la liste des personnes à cibler, des moyens de pression… Notre enquête a poussé Sundar Pichai, PDG de Google, pris la main dans le sac, à s’excuser auprès de Thierry Breton. Sincèrement ?
On a compris, dans l’affaire qui nous concerne, le dédain de Google pour les lois et les institutions de la République française. Comme pour les lois australiennes, sur le même sujet de la presse, et pour d’autres institutions démocratiques de par le monde, qui, à propos d’un secteur ou d’un autre, ont voulu s’interposer. Cette enquête du Point nous a simplement poussés à ajouter l’Europe à la liste de ses mépris.
LA FABLE DU SCORPION ET DE LA GRENOUILLE
Sans doute Google est-il tout simplement trop gros. Il suffit qu’il ajoute un onglet à son site, une activité, et il écrasera ce marché, comme il l’a fait dans d’autres. Nombre d’experts disent qu’il a – comme Facebook – aboli le principe schumpétérien de «destruction créatrice», selon lequel un concurrent plus innovant vient toujours bouleverser les situations établies. « On ne voit pas qui pourra déloger les géants », nous a expliqué Tim Wu, professeur de droit à Columbia et auteur de The Curse of Bigness.
Les gens de Google peuvent-ils changer de comportement ? Il y a peu de chances. Le monopole veut se perpétuer et s’étendre. Google est malfaisant non pas parce que ses employés ou ses patrons sont malveillants, mais parce qu’il est un monopole.
Dans la fable, le scorpion pique la grenouille parce qu’il est un scorpion, même s’il est assis sur celle-ci au milieu de la rivière. De même, le monopole écrase parce qu’il est un monopole. Bastiat, encore, à propos du même monopole : « Ce qui est blâmable, ce ne sont pas les individus, mais le mouvement général qui les entraîne et les aveugle, mouvement dont la société entière est coupable. » Cela est donc, chers lecteurs, un combat culturel. Et, modestement, à sa place, Le Point ne lâchera rien
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