Afghanistan : la déroute de l’Occident
Vingt ans après le 11 septembre 2001, les talibans menacent de reprendre le pouvoir à Kaboul. Reportage et analyse.
Le calme apparent qui règne sur l’avenue Deibouri, dans l’ouest de Kaboul, est trompeur. Les talibans ont fini d’encercler la capitale et pourraient lancer l’assaut décisif à tout moment. Un militaire en treillis monte la garde devant une porte en fer, sur laquelle a été peint le visage immaculé d’une femme aux yeux bridés. Il s’agit de Taj Begum, une guerrière épique du XIXe siècle originaire de la ville de Herat, dans le nord-ouest de l’Afghanistan. À la tête d’une armée, cette princesse de la minorité hazara s’est dressée face au despote Abdur Rahman Khan, payant ce courage de sa vie. Elle a donné son nom à un lieu unique de la ville. Son portrait ouvre la voie vers un véritable jardin d’Éden. L’enceinte ultrasécurisée abrite un vaste patio fleuri, où les branches des arbustes s’invitent à la table des convives en même temps que les chants d’oiseaux. À l’abri des regards, sous un chapiteau, des couples fument paisiblement le narguilé, tandis que plusieurs jeunes femmes au foulard tombant conversent autour d’une tasse de thé. Ce rare espace de liberté en Afghanistan, on le doit à Laila Haidari, la maîtresse des lieux.
Cette Afghane de 41 ans au faux air de Mme Butterfly a ouvert le café-restaurant Taj Begum en 2011, devenant la première femme du pays à diriger un tel établissement. « Au départ, les passants se collaient à la porte en verre du restaurant pour observer cette anomalie, raconte la gérante, dont les traits asiatiques sont habituels dans la minorité hazara, persécutée par les talibans car de confession musulmane chiite. Si certains trouvaient étonnant qu’une femme possède un restaurant, beaucoup estimaient que cela n’avait pas lieu d’être. » Décrit par ses opposants comme un lieu de dépravation, le Taj Begum a valu à la patronne de nombreuses menaces de mort. Or, dix ans après son ouverture, le lieu est devenu très prisé de la jeunesse hazara de Kaboul, qui trouve là un lieu de rendez-vous – et un refuge – inespéré. Laila Haidari savoure d’autant plus sa victoire que l’Afghane a fait des émules. « Au moins trente autres femmes ont ouvert leur restaurant à travers le pays », annonce-t-elle fièrement de sa voix rauque. En décembre 2001, la chute des talibans, qui enfermaient les femmes chez elles et leur imposaient le port de la burqa à l’extérieur, a permis aux Afghanes d’accéder à l’éducation et au marché du travail. Réfugiée à l’époque en Iran, Laila Haidari rentre au pays en 2007 et y découvre un État pourtant toujours régi par les traditions patriarcales. « On ne vivait pas alors dans une société idéale, mais au moins la loi était en notre faveur », se souvient-elle, son foulard blanc sur les épaules. Retrouvant sur place un frère devenu accro à l’héroïne, la militante crée tout d’abord Mother Trust, un centre de désintoxication destiné aux innombrables toxicomanes de la capitale. Elle prend alors le surnom de « mère des drogués ». Les élégants serveurs en chemise rouge aujourd’hui sous ses ordres sont tous d’anciens drogués. Et leur patronne n’hésite pas un instant à lever la voix pour se faire respecter. « Une partie de la population afghane a changé de regard sur les femmes, assure-t-elle. C’est notamment le cas des jeunes, qui ont grandi dans ce nouveau contexte. Malheureusement, la démocratie n’est pas un cadeau tombé du ciel, et il faut lutter pour y accéder réellement. »
Goût amer. Le combat risque néanmoins de se compliquer dans l’avenir proche. Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis retirent leurs derniers soldats du pays. Le président Joe Biden a tranché : le dernier militaire devra être parti au plus tard le 31 août. Les Américains sont las des interminables conflits au Moyen-Orient. Ils veulent s’en désengager pour mieux se concentrer sur leur bras de fer avec la Chine en Asie orientale. Joe Biden est à ce sujet sur la même ligne que son prédécesseur, Donald Trump, qui avait prévu d’achever le retrait d’Afghanistan s’il était réélu. La plus longue guerre américaine de l’Histoire touche à sa fin, mais la mission n’est pas entièrement remplie. Si Oussama ben Laden a été éliminé en 2011 au Pakistan, les talibans, qui l’avaient un temps hébergé dans les montagnes afghanes, s’apprêtent à reprendre le contrôle du pays, deux décennies à peine après en avoir été chassés. Leur emprise se resserre autour de la capitale (voir cartes ci-contre). Mardi 20 juillet, des roquettes sont tombées non loin du palais présidentiel au moment même où le chef de l’État, Ashraf Ghani, effectuait en public la prière de l’Aïd. À 50 kilomètres au nord de Kaboul, l’immense base militaire de Bagram a été vidée de ses derniers soldats américains. Seuls quelques écrous éparpillés sur le bitume brûlant de la piste de décollage témoignent encore d’une activité passée.
« Les États-Unis nous ont abandonnés au milieu du gué. » Soheil Samani, responsable de la police militaire afghane
Les militaires ont décampé en une nuit, laissant derrière eux des centaines de véhicules blindés abandonnés. « Ils sont partis sans nous prévenir, se désole Soheil Samani, responsable de la police militaire afghane désormais chargé des lieux. Ils sont partis à 1 h 30 du matin mais ne nous ont avertis qu’à 7 h 30, depuis le Qatar où ils avaient atterri. » Au plus fort de la lutte contre les talibans et Al-Qaïda, Bagram accueillait jusqu’à 20 000 hommes, servant de pivot aux opérations de l’Otan en Afghanistan. « L’attitude américaine est vraiment lâche, enrage Soheil Samani. Les États-Unis nous ont abandonnés au milieu du gué. »
Même s’il était prévisible, le départ des Américains laisse un goût amer à des millions d’Afghans.
Les femmes et les jeunes qui avaient profité du renversement du régime fondamentaliste islamiste pour faire avancer leurs droits risquent d’être les premières victimes du retour des « étudiants en religion ». Les deux tiers des 35 millions d’Afghans ont moins de 25 ans et n’ont donc pas connu le règne des talibans, contrairement à Laila Haidari, la restauratrice du Taj Begum. L’évocation de leur retour la plonge dans un profond désarroi. « Nous, les femmes, allons tout perdre, prévient-elle en allumant nerveusement une cigarette. La plupart de mes clients étant des hommes, je n’aurai tout simplement plus le droit de travailler. » Sur les réseaux sociaux, la machine de propagande talibane multiplie déjà les appels à porter la burqa en
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