Le cimetière des empires
Histoire. Après les Britanniques et les Soviétiques, les Américains se sont cassé les dents sur les rebelles montagnards de l’Hindou Kouch.
Pour se battre, les militaires ont choisi la tenue kaki. Khaki est un mot afghan qui désigne la couleur de la terre de ces paysages arides et montagneux où les guerriers pachtouns se camouflaient avec des vêtements de la même nuance. Vers 1900, les Anglais stationnés à la frontière indo-afghane la reprirent à leur compte, imités bientôt par toutes les armées. Pour faire la guerre, les Afghans ont inventé l’art d’être invisible, indélogeable. Cette anecdote linguistique nous est contée par Michael Barry, qui a intitulé son maître ouvrage sur l’Afghanistan Le Royaume de l’Insolence – ce que ses voisins nommaient le Yaghestan. Car en persan, yaghi signifie « insolent, rebelle à la règle » : tout un programme, sur lequel les trois plus grands empires de leur époque – Grande-Bretagne, Union soviétique, États-Unis – se sont cassé les dents.
Pourquoi les Afghans seraient-ils si coriaces ? Un ethnologue, Carleton Coon, les rapproche des Kurdes et des Berbères : des peuples des montagnes, de la dissidence, de la résistance – contrairement, semble-t-il, aux peuples de la plaine. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de les soumettre. « Turkestan, Afghanistan, Perse… Pour beaucoup, de tels noms évoquent un mystérieux lointain, le souvenir d’aventures étranges, une tradition romanesque désuète. Pour moi, il s’agit des pièces d’un échiquier sur lequel se dispute la partie pour la domination du monde. » Phrase signée lord Curzon, vice-roi britannique des Indes en 1900. Mais, avant d’être l’enjeu piégeux de quelques empires, l’Afghanistan dut sa naissance – miraculeuse –, au début du XVIIIe siècle, à l’écroulement de deux territoires affaiblis : l’empire iranien des chahs séfévides et l’empire indo-musulman des Grands Moghols.
Jusque-là, des tribus rivales gardaient les marches des Perses, à Herat et à Kandahar, et de l’Inde mongole, à Kaboul. Mais sonne l’heure de la révolte contre les maîtres d’Ispahan et de Delhi. En 1722, les Ghilzaïs de Kandahar, ancêtres des talibans, vont saccager Ispahan, la splendeur de la Perse. Du côté de l’Inde, le Grand Moghol renonce à imposer sa loi par-delà les montagnes de l’Hindou Kouch – littéralement, «la montagne qui tue les Indiens » – avant de voir Delhi ravagée de fond en comble en 1739 par des Afghans. De ce double vide impérial naît un embryon d’union par la terreur : en 1747, Ahmad Chah, lui-même poète, étend son pouvoir de Mashhad, en Iran, jusqu’en Inde du Nord, se proclame «perle des perles» et inaugure une dynastie qui régnera jusqu’en 1973. Mais, s’il a fondé un empire, il n’a pas créé de nation.
Le Grand Jeu. En 1747, les Européens, accaparés par la guerre de la Succession d’Autriche, ne lorgnent guère vers cette partie de l’Asie. Soixante ans plus tard, la situation a changé du tout au tout. Anglais et Français se sont installés dans les ports indiens : économiquement, le sous-continent est le golfe Persique du XXe siècle. Quand Napoléon retrouve Alexandre Ier sur le radeau de Tilsit pour se partager le monde, le Corse soumet au tsar un projet fou : des troupes françaises venues de Turquie rejoindraient une armée russe sur la mer Caspienne, direction l’Afghanistan, pour envahir l’Inde anglaise par la passe de Khyber, son talon d’Achille. Mais les Anglais ont des espions partout. Deux ans plus tard, en 1809, un général anglais, Elphinstone, se présente à Kaboul pour obtenir l’alliance du gouvernement afghan contre la Russie. Moscou a déjà avalé la Crimée et l’Arménie, nul besoin d’être grand clerc pour deviner la suite. Le même jour, le chef des Afghans, Chah Chodja, couvert de joyaux fauchés au Grand Moghol, apprend l’existence de la France et de l’Angleterre, mais aussi que son pays est l’objet de convoitises. Le Grand Jeu a commencé.
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Un nom résume la férocité des guerriers afghans : Gandamak.
L’expression ne sera inventée qu’en 1840 par ■ un lieutenant anglais, Arthur Conolly, et popularisée en 1900 par Kipling dans son roman Kim. La chose, elle, débute en 1809; l’URSS s’assoira à la table à la suite de la Russie en 1917, les États-Unis remplaceront l’Angleterre en 1947, mais le Grand Jeu se prolongera jusqu’en 1979, date de l’invasion soviétique.
Un État moderne. Impossible de résumer des décennies de conflits où l’Afghanistan, pris en tenaille, va osciller de l’Angleterre à la Russie. Entre résistance et collaboration, il se vend au plus offrant. Un nom résume la férocité des guerriers afghans : Gandamak. C’est dans ce défilé qu’en 1842, après le soulèvement de Kaboul, 16 000 Anglais désarmés du corps expéditionnaire, de retour vers l’Inde, sont massacrés. La première déroute de l’homme blanc, bien avant la victoire des Japonais sur les Russes en 1905. En Afghanistan, on n’est jamais à l’abri d’un traquenard. En 1880, les Anglais obtiennent la reconnaissance toute provisoire de leur sphère d’influence par les Russes, qui ont entre-temps fini de conquérir le Caucase, le Turkménistan et l’Ouzbékistan. L’émir Abdur Rahman Khan, contre de copieux subsides britanniques, admet aussi cette tutelle et profite de la manne pour fonder un État moderne. L’Afghanistan ne se gouverne cependant pas comme l’Inde : il faut laisser la main à l’émir dans ses affaires intérieures si on ne veut pas provoquer le chaos. Les tribus rivales ne supportent pas l’inféodation à un ennemi extérieur. Le Yaghestan, pays de la rébellion à la terre friable, menace toujours de vous filer entre les doigts comme du sable. Abdur Rahman Khan, le plus grand des émirs afghans, l’a bien compris, il garde ses distances avec le despote anglais, protecteur érigé en repoussoir. Il a compris aussi que le vrai danger vient de la Russie, de sa lente mais inexorable marche en avant. Sans Londres, Moscou aurait avalé l’Afghanistan à la fin du XIXe siècle. Pour les Anglais, l’Afghanistan n’est qu’un rempart protecteur du joyau indien, qui à cette époque, englobe encore le
Pakistan. En 1893, tout à leur obsession défensive, ils tracent une ligne de démarcation entre l’Afghanistan et le Pakistan, la ligne Durand, du nom de leur émissaire Henry Mortimer Durand. Quelque 2 600 kilomètres de montagnes jalonnées de forts britanniques : en 1928, Lawrence d’Arabie y passera huit mois, enfermé, à traduire L’Odyssée. Une ligne devenue frontière depuis 1947, que Kaboul refuse toujours de reconnaître et qui divise le peuple pachtoun entre ceux d’Afghanistan et ceux du Waziristan, ces zones tribales du Pakistan devenues réservoirs à guérilleros et caches inexpugnables où les talibans trouveront un jour refuge.
Le second volet du Grand Jeu débute par une révolte anti-anglaise en 1919, au lendemain de la guerre. Au même moment, l’Inde commence à s’agiter, tandis que l’URSS soviétique joue la carte des nationalités. Le petit-fils d’Abdur Rahman Khan, Amanollah, défie les Anglais qui, obnubilés par les troubles en Inde, reconnaissent à l’Afghanistan sa pleine indépendance. Les Soviétiques en profitent pour mettre un pied dans l’embrasure : ils promettent leur aide – financière, militaire, économique – et inaugurent cinq consulats, tandis que le nationaliste Amanollah, inspiré par Atatürk, s’engage dans une voie modernisatrice, laïque et émancipatrice. Le voile n’est plus obligatoire pour les femmes. Par anglophobie, l’élite se tourne vers la France : un lycée français ouvre ses
portes, la Délégation archéologique française devient un État dans l’État. Mais Amanollah est allé trop vite. Les forces tribales l’obligent à fuir, le pays retombe dans le chaos. Plus prudent, son successeur, le général Nader Chah, se concilie les tribus, les religieux, et se rapproche à nouveau des Anglais, au détriment des Soviétiques. Son fils, Zaher Chah, qui régnera de 1933 à 1973, marche d’abord sur ses traces, mais avec la guerre, un nouvel acteur tente de se mêler au Grand Jeu: l’Allemagne nazie. Pour prendre en tenaille les Anglais avec les Japonais depuis l’Asie du Sud-Est, Hitler met sur pied l’opération Tigre autour de la ligne Durand, où les Anglais ont pourtant disposé près de 400000 hommes. Il s’agit d’envoyer depuis Rhodes des centaines de planeurs pour inciter à la rébellion cette zone où règne le fakir d’Ipi, un chef religieux. L’officier allemand chargé de l’opération, prévue dans la foulée de l’invasion soviétique, est basé à Kaboul, mais l’Intelligence Service étouffe le projet dans l’oeuf.
La Belle Époque. L’après-guerre inaugure la Belle Époque afghane : émancipation des femmes, libéralisation du régime, tentative de neutralité politique et de non-alignement. C’est l’époque où Kessel, venu en reportage en 1956, se lance dans l’écriture de son chefd’oeuvre, Les Cavaliers, qui brosse un Afghanistan viril, mythique et idéalisé. C’est en Afghanistan que Georges Pompidou se trouve en mai 1968 lorsqu’il apprend qu’à Paris les événements s’accélèrent ; il est à Kaboul pour lancer notamment une coopération dans l’exploitation de gisements de fer. Les photos récentes de femmes entièrement voilées dans les rues de Kaboul ont fait resurgir rétrospectivement des images d’étudiantes fréquentant des facultés mixtes et portant la jupe au-dessus du genou. Nostalgie à relativiser : cette ouverture n’a concerné que les grandes villes et une classe supérieure. Certes, on asphalte les routes, le tourisme se développe, l’électricité n’est plus un miracle, mais la structure tribale ne bouge pas d’un iota. Les belles époques finissent mal, en général. L’Afghanistan
glisse de nouveau dans l’orbite soviétique. Les États-Unis, eux, misent sur le Pakistan et font l’impasse sur Kaboul, considéré comme quantité négligeable. En 1964, la route URSS-Kaboul est inaugurée, et en 1973, Daoud, qui a renversé son cousin Zaher Chah, appelle des ministres communistes au pouvoir.
Ce relatif équilibre aurait pu se prolonger si les Soviétiques n’avaient commis l’erreur fatale d’intervenir. Cette décision complexe a pour origine l’assassinat d’un des dirigeants communistes afghans. En libéralisant le régime, Zaher Chah et Daoud ont en effet réveillé deux forces politiques, les communistes et les fondamentalistes. Or les premiers ont infiltré l’armée, car l’accord militaire russo-afghan de 1955 prévoyait de former les officiers en Union soviétique, séjour dont ils revenaient gagnés à la cause du Parti. En 1978, Daoud voit grandir trop tard le péril rouge : un complot militaire se débarrasse de lui fin avril. Voilà les marxistes purs et durs au pouvoir. Les Soviétiques s’en réjouiraient si leurs alliés ne se lançaient dans une politique de terreur et de liquidation, visant notamment les religieux. Quand en mars 1979 le pouvoir, laïc, annonce la scolarisation des filles et la confiscation des terres du clergé, des émeutes anticommunistes éclatent dans l’ouest du pays, à Herat, sous influence iranienne et chiite. Les officiers afghans se retournent contre leurs mentors soviétiques. L’Afghanistan retourne à son état naturel de Yaghestan. Comme le révélera en 1995 Dobrynine, ancien ambassadeur d’URSS à Washington, c’est un mémo d’Andropov, le 4 décembre 1979, qui persuade Brejnev que l’URSS ne peut perdre ce pion essentiel, voisin d’un Iran qui vient de chasser les Américains. Les militaires ont beau le mettre en garde contre un danger d’enlisement, Andropov passe outre.
Guerre froide. Dès le 3 juillet 1979, sur proposition de la CIA, Brzezinski, le conseiller diplomatique de Carter, persuade celui-ci de signer une directive secrète qui fait transiter par les services secrets pakistanais un soutien aux rebelles afghans. « Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir en Afghanistan, nous avons sciemment augmenté la possibilité qu’ils le fassent », affirmera l’âme damnée de Carter. Le Grand Jeu est devenu celui de la guerre froide. Les États-Unis restent toutefois focalisés sur l’Iran, même s’ils viennent, à leur insu, de mettre le doigt dans l’engrenage afghan en même temps que l’URSS. Le jour de Noël, au nom d’un renfort « fraternel », des avions-cargos Antonov décollent de Tachkent en direction de Kaboul. Les militaires afghans désertent par milliers ; des chefs de guerre émergent, en premier lieu, Amin Wardak, le fils d’un chef tribal, et le commandant Massoud, un Tadjik du Panshir, qui s’appuient d’abord sur le matériel de guerre soviétique récupéré, puis sur l’aide américaine.
L’aide provient aussi d’Arabie saoudite dès lors que les Soviétiques sont identifiés comme les ennemis des religieux. Un jeune homme de 25 ans sert très tôt de coursier : Oussama ben Laden. Il est missionné
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par le prince Turki, le chef du renseignement ■ saoudien, pour surveiller un personnage qui vient de lancer un djihad mondialisé au nom de la lutte des Afghans contre l’URSS, Abdullah Azzam. Turki voit d’un mauvais oeil la politisation par cet Azzam des Saoudiens envoyés se battre dans les montagnes afghanes. Ce Palestinien charismatique nommé à l’université d’Islamabad, au Pakistan, Ben Laden l’a connu lors de ses prêches à Djedda. Mais le surveillant tombe sous le charme de sa cible, avec laquelle il monte un « Bureau des services » chargé de recruter des Arabes venus se battre. Ce bureau est rejoint en 1985 par l’Égyptien Al-Zawahiri, avec qui Ben Laden fondera, en 1988 à Peshawar, la Base : Al-Qaïda. Une « base » : voilà ce que l’Afghanistan va devenir en effet, de manière inattendue, pour le djihad. Un autre Grand Jeu, non plus centripète, mais centrifuge. Si les recrues de Ben Laden n’ont que très peu et très tard participé aux combats contre les Soviétiques, celui-ci va s’arroger le prestige de leur départ, annoncé en février 1988 pour l’année suivante. Pendant dix ans, les Soviétiques ont tenté en vain de monter les chefs tribaux les uns contre les autres, massacrant une vallée pour épargner l’autre. Le 15 février 1989, les dernières forces soviétiques franchissent le pont de l’Amitié vers l’Ouzbékistan. L’URSS n’en a plus pour longtemps. L’Afghanistan, lui, retombe dans l’anarchie.
Un nouvel arbitre entre en scène : le Pakistan, pour qui l’Afghanistan est à la fois une base arrière face au rival indien et la courroie de transmission d’un projet de gazoduc partant du Turkménistan. Islamabad va finir par jouer la carte des talibans du mollah Omar, qui se pavane à Kandahar avec la relique du manteau du prophète Mahomet. La plupart de ces étudiants en religion, instruits dans des madrasas pakistanaises, sont des orphelins de la guerre. Équipés de pick-up Datsun, de lance-roquettes et de mitrailleuses lourdes par le Pakistan et l’Arabie saoudite, financés par les revenus de l’opium, ils mettent le siège devant Kaboul en 1996. L’année où Ben Laden, expulsé du Soudan, atterrit à Jalalabad. Le mollah Omar demande à l’Arabie saoudite ce qu’il doit faire de cet hôte encombrant. Le surveiller, lui répond-on. Les talibans entrent dans Kaboul à l’été 1996, liquident Nadjibollah, le dernier président communiste, et interdisent tout et n’importe quoi, du pigeon voyageur au magnétoscope en passant par la musique. Ben Laden se remet en selle en publiant, en février 1998, une fatwa à l’encontre des Américains. Six mois plus tard, il est à la manoeuvre des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie. Son objectif est déjà d’attirer les Américains en Afghanistan, cimetière des empires. Fin 1998, Omar et Ben Laden signent un pacte : ce dernier promet de se tenir tranquille tandis que le premier éconduit le prince saoudien Turki, venu lui demander de livrer son hôte. C’est de cette terre d’asile que Ben Laden va coordonner les attentats du 11 septembre 2001. Le piège va se refermer sur les Américains, dernier empire à franchir le Rubicon. Parce que le Saoudien avait choisi de trouver refuge en Afghanistan, lieu de sa révélation, sur cette terre où les hommes couleur kaki deviennent invisibles
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En 1979 les militaires ont beau mettre en garde Andropov contre le danger d’enlisement, il passe outre.