Les « oubliés » de la France
Cibles. Interprètes, auxiliaires… Ils disent avoir servi l’armée française pendant des années. Confidences.
Sultan Maqsoud Latifi se demande encore pourquoi il a choisi le français. « Avec ses règles grammaticales complexes, notamment la distinction entre le masculin et le féminin, cette langue est bien plus difficile à maîtriser que l’anglais », sourit-il. Mais le visage de ce jeune homme robuste de 33 ans se ferme soudain. L’ancien élève du lycée français Esteqlal de Kaboul est persuadé qu’il ne serait déjà plus en Afghanistan s’il avait étudié la langue de Shakespeare. « Il y a trois jours, affirme-t-il, un appel anonyme a annoncé à mon père que je me trouvais sur la liste noire des talibans car j’étais un kouffar [un mécréant) qui avait travaillé avec les Français. » Interprète de l’armée française de 2011 à 2013 dans le cadre de la mission Épidote – formation des militaires de l’armée nationale afghane –, ce père de trois enfants, fonctionnaire au ministère de la Défense à Kaboul, dit avoir déjà échappé de peu à l’explosion de sa voiture il y a six ans. Depuis, il n’a eu de cesse d’appeler à l’aide les autorités françaises pour demander son évacuation vers l’Hexagone, en vain. « Je suis reconnaissant envers la France, qui m’a donné du travail ainsi qu’un bon salaire », explique-t-il dans un discret restaurant de la capitale où il a donné rendez-vous. D’ethnie pachtoune, il a revêtu à l’occasion la longue tunique traditionnelle du Logar, province au sud de Kaboul. « La seule chose que je demande à la France, dit-il, est de clore le processus en me permettant de trouver refuge chez elle, car je suis en danger. »
Sultan Maqsoud Latifi est un tarjuman, un « interprète » en langue darie. En France, on désigne ces traducteurs par l’acronyme militaire PCRL (personnels civils de recrutement local). Des centaines d’auxiliaires afghans ont ainsi travaillé auprès de l’armée française durant ses treize années d’opérations en Afghanistan (2001-2014). Avec le retrait en voie d’achèvement des dernières forces de l’Otan du pays, ces traducteurs sont devenus les principales cibles des talibans, qui les considèrent comme des traîtres à la solde de l’Occident. Leur sombre destin a été révélé par le livre Tarjuman (Éditions Bayard), écrit en 2019 par les journalistes français Brice Andlauer et Quentin Müller. Depuis 2014, la France a accepté d’héberger 222 auxiliaires afghans, soit un total de 768 personnes avec leurs familles. Mais une soixantaine de personnes affirment aujourd’hui avoir été oubliées par les autorités françaises. Avec le retour annoncé des talibans au pouvoir, ils disent craindre pour leur vie. Le mois dernier, Abdul Basir Jan, employé dans les cuisines de l’armée française de 2008 à 2013, a été assassiné par balle dans sa province d’origine de Wardak, dans le centre du pays – son frère, qui a exercé les mêmes fonctions, a en revanche obtenu l’asile en France. Il est le second auxiliaire de l’armée française à avoir été abattu, après la mort, en 2018, de l’interprète Qader Dawoudzai dans un attentat-suicide à Kaboul.
« Notre collègue Abdul Basir Jan s’était vu refuser sa demande de protection par la France à trois reprises et le voilà décédé, pointe Ahmad Syar Anwari. C'est le destin qui attend les interprètes afghans : nous sommes les oubliés de la France en Afghanistan. » Ce chef d’entreprise de 40 ans affirme avoir lui-même échappé en 2019 à une attaque par balles qui l’a blessé à la tête
Le mois dernier, Abdul Basir Jan, employé de l’armée de 2008 à 2013, a été assassiné par balle à Wardak.
et aux jambes. « Au-delà de la menace liée aux talibans, nous sommes aussi la cible des nombreux civils qui ont perdu un membre de leur famille dans les bombardements de l’Otan et veulent prendre leur revanche, explique de sa voix posée ce Pachtoun, lui aussi originaire du Logar. Ils nous considèrent comme des espions qui ont dirigé les frappes. » Interprète de l’armée française de 2005 à 2010 dans deux camps distincts de Kaboul, ce trilingue français-dari-pachto a lui-même décidé de mettre fin à son contrat pour lancer sa société dans le domaine agricole. « À l’époque, raconte-t-il, j’étais optimiste pour l’avenir de l’Afghanistan et je ne voulais pas venir en France. Mais, jour après jour, la situation a empiré et les menaces sont arrivées. » L’homme glisse sur la table ses contrats à durée déterminée, ainsi que des clichés où on le voit poser aux côtés de soldats français. En 2019, le Conseil d’État a statué que les auxiliaires afghans avaient droit à la protection de la France. Mais les fonctionnaires français mettent en doute la réalité des menaces pesant sur ceux qui se présentent comme les derniers tarjuman. « On nous accuse de fausses déclarations et d’opportunisme alors que nous avons en main tous les documents indiquant que nous avons travaillé au service de l’armée française et que nous avons subi des attaques ! souligne Ahmad Syar Anwari, qui vit reclus avec sa famille à Kaboul. Je ne comprends pas quelle faute nous avons commise pour être ainsi rejetés par la France, alors que des employés afghans travaillant pour des organismes français civils ont été récemment admis. »
Menaces. À Paris, le ministère des Armées explique avoir écarté, après étude attentive de chaque dossier, les interprètes qui ne remplissaient pas les critères indispensables au maintien de la sécurité de la France. Une source proche du dossier rappelle de son côté que chaque refus découle d’une décision de justice. À Kaboul, Mohammad Ajan Omid assure que les menaces sont bien réelles, surtout qu’il a continué de collaborer avec l’armée française malgré les mises en garde des talibans. « J’avais besoin de travailler et j’aimais le faire avec l’armée française, d’autant que je suis amoureux de la langue de Molière et de la culture de ce pays », confie cet autodidacte, dans un français lent mais précis. Le retrait d’Afghanistan engagé par le président François Hollande en décidera autrement. Malgré un déménagement avec sa famille dans la capitale afghane, l’homme a été retrouvé et sa maison a été attaquée à la grenade en 2019. Il en a réchappé mais vit depuis dans la peur. Après quatre démarches infructueuses auprès des ambassades françaises à Kaboul et à Islamabad, il semble à bout et envisage même de rejoindre la France illégalement. Les ÉtatsUnis ont annoncé qu’ils évacuaient leurs 20 000 auxiliaires afghans et leurs familles soit vers le territoire américain, soit vers une base militaire à l’étranger, fin juillet. La France, elle, a affrété en urgence le 17 juillet un vol spécial pour rapatrier « l’ensemble de la communauté française » d’Afghanistan. Aucun des derniers tarjuman n’en faisait partie
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