Chamonix, salut la compagnie !
Saga. L’illustre collectif de guides de montagne fête ses 200 ans et cherche à s’adapter à un monde changeant.
Depuis deux siècles, été comme hiver, ils accompagnent le «client», autrefois appelé « voyageur » ou « monsieur », sur les chemins d’altitude et les parois abruptes, distillant dans la lumière violette d’un décor somptueux anecdotes et histoires du cru, fabuleuses et joyeuses, héroïques et tragiques. Cet été, les guides chamoniards sont à la fête pour célébrer le bicentenaire de leur association de compagnons, fondée en 1821. Des compagnons… Le terme évoque quelque chose de lointain, de passéiste, le prestige d’un métier, le secret d’une confrérie. Et pourtant, fondée à l’origine par une quinzaine de dynasties familiales, la Compagnie des guides de Chamonix s’est métamorphosée, d’année en année, en une entreprise atypique, composée de travailleurs libéraux qui revendiquent une solidarité très forte, dans le danger comme dans l’opulence. Là-haut, dans l’engagement, comme en bas, en cas de coup dur. « C’est un monument de la culture française, appuie Didier Tiberghien, son directeur. Prendre un guide de la Compagnie, c’est entrer dans l’Histoire. »
Toujours au centre névralgique du bourg, la Compagnie des guides de Chamonix est née il y a deux cents ans de la volonté de rétablir l’ordre au coeur d’une passion, la folie des hauteurs, pleine de rêves et de cauchemars, d’amitié et d’inimitié, de solidarité et d’égoïsme.
■
En réalité, l’aventure commence ■ bien avant, par la rencontre entre deux cultures. En 1741, d’élégants voyageurs à perruque, en habit de velours, culotte, bas de soie, chemise à jabot blanc et manches en dentelle, armés jusqu’aux dents, se mettent à explorer les Alpes. Pour ce faire, ils engagent des paysans dégourdis, cristalliers, chasseurs de chamois. Puis ils relatent leurs exploits, attirant dans leur sillage d’autres aventuriers en goguette. Les « monts affreux » qui bouchaient la vue deviennent sublimes et charmants ; mieux, une promesse d’avenir pour les villageois. Entre les aubergistes, les guides et les voituriers, c’est la foire d’empoigne pour capter les voyageurs.
L’intendance du Faucigny s’inquiète des opportunistes qui « se disputent les étrangers comme une proie, avec une indécence révoltante », et « des accidents graves dans les courses de curiosité et de plaisirs ». Si le diable ne fait plus peur, le risque, dans sa version beaucoup plus palpable, surgit avec la première catastrophe : celle de la caravane du Dr Hamel en 1820, où trois guides périssent sous une avalanche. Commence alors l’histoire de ces hommes organisés en « compagnie ». Le 24 juillet 1821, le conseil communal de Chamonix décidederéglementerlaprofession. Ce premier règlement pose les fondements : l’instauration d’un tour de rôle, comme mode de répartition des courses; un guidechef pour l’organiser ; une caisse de secours en cas d’accident ou de maladie, alimentée par une retenue versée à la « masse », le budget général ; amendes et sanctions à l’égard des contrevenants.
Protectionnisme. Jusqu’en 1860, date du rattachement de la Savoie à la France, le système fonctionne plus ou moins en vase clos, entre le microcosme chamoniard et les autorités de la province. Sous administration française, la Compagnie est confrontée aux « vents du large », les plus dangereux provenant des clubs alpins, créés par des citadins pour prendre euxmêmes en main les choses de la montagne. Plusieurs accidents donnent du grain à moudre aux contempteurs du protectionnisme local. Les Anglais tirent les premiers. « Avec un guide réellement expérimenté, je ne peux m’empêcher de croire que les infortunés auraient retrouvé leur route », écrit sir Leslie Stephen, membre de l’Alpine Club, groupuscule sélect d’amateurs éclairés, à la suite de l’accident de la caravane de Bean, en 1870.
La tension entre les guides chamoniards et l’administration française atteint son point culminant en 1892 avec la dissolution de la Compagnie. Les guides résistent aux hostilités préfectorales en créant leur propre syndicat. Une deuxième révolution se produit dans l’après-guerre. Face à l’émergence d’un alpinisme technique et au développement des sports d’hiver, la loi de 1948 sur les guides de montagne et sur l’enseignement du ski officialise l’existence de diplômes d’État et donne à l’École nationale de ski et d’alpinisme (Ensa) l’exclusivité de la formation. En 1975, Pierre Mazeaud, l’alpiniste ministre, lui assène un coup de piolet avec une loi sur le sport qui impose aux candidats de passer par un écrémage scolaire et par la case accompagnateur de moyenne montagne. Apprendre les noms des fleurs ne réjouit pas les seigneurs de la haute montagne. L’honneur est sauvé avec la création d’un brevet d’escalade comme porte d’entrée au métier. Le coup de grâce tombe dans les années 2000 avec la dérégulation des échanges. Les guides chamoniards perdent leur hégémonie sur l’ascension du mont Blanc et doivent partager le marché avec les guides du monde entier, qui viennent gravir la montagne avec leurs clients.
Deux siècles après sa fondation, la Compagnie des guides de Chamonix est une devenue une grosse machine, au poids symbolique et économique très important, rayonnant au-delà de la seule vallée de l’Arve : 5,9 millions d’euros de chiffre d’affaires (2019), de 9 000 à 10 000 journées de travail, quelque 20 000 clients par an. Depuis FrisonRoche en 1930, premier « étranger » à y être reçu, elle s’est enrichie de nouvelles têtes venues de l’extérieur de la vallée, permettant à l’esprit de la profession de se renouveler. « Toutefois, pour des raisons pratiques, on considère qu’il faut toujours rester dans le secteur. Le nouveau membre est accepté s’il est capable de s’investir dans la vie locale. Si vous habitez Grenoble, c’est plus compliqué », précise
« La Compagnie, c’est 250 têtes de bourrique. » Gilles Chappaz, moniteur de ski et fils de guide
Didier Tiberghien, originaire de Loire-Atlantique.Faceauxnouvelles approchesdelamontagne,ludiques, accessibles et sans risque, la grande dame bicentenaire s’est diversifiée en proposant d’autres activités : canyoning, VTT, rafting, accrobranche, via ferrata, stages de photo, sorties naturalistes, séminaires d’entreprise. «Dans un contexte de réchauffement, on ne peut plus tout miser sur l’alpinisme », précise Olivier Greber, le président élu, originaire de la vallée de Guebwiller, en Alsace.
Tensions. Surtout, après une période de turbulences en 2012, la Compagnie a réussi à se restructurer, passant d’une architecture humaine complexe, aux rouages juridiques compliqués et à la gestion maladroite, à une entreprise moderne, sous forme de SAS. Non sans mal. Esprit associatif et dimension commerciale sont en tension permanente. « La Compagnie, c’est 250 têtes de bourrique, résume Gilles Chappaz, moniteur de ski, écrivain, fils de guide et frère jumeau de Xavier, treize ans de présidence. En cinq ans, ils ont épongé cinq présidents. » En 2015, après avoir fait adopter les réformes, David Ravanel – un grand gaillard descendant en droite ligne du « Rouge », le guide d’Albert Ier, roi des Belges – lâche son poste de président pour retrouver sa liberté de guide, « usé mais heureux d’avoir tout donné ».
L’apparente sérénité collective est troublée par l’inévitable évolution du métier de guide. « On se déchire sur la dérive commerciale et éthique, poursuit Chappaz. Des guides acceptent mal de partager le parvis de l’église le 15 août avec les accompagnateurs, comme ils ont eu du mal à accepter que la profession se féminise. Certains, attachés à la noblesse du métier, parlent d’usine, d’autres estiment qu’il faut vivre avec son temps, développer les investissements. »
Le coeur intime de la Compagnie se trouve derrière une porte de bois que les guides sont les seuls à franchir, la salle du tour de rôle. C’est là que chaque soir, à 18 heures, le guide-chef distribue le travail du
160
C’est le nombre de guides de haute montagne, dont 6 femmes.
56
C’est le nombre d’accompagnateurs en montagne, dont 36 femmes.
lendemain, en appelant les guides selon un tour de rôle défini par tirage au sort en début d’année. Le même rituel depuis 1821. En 2021, le guide-chef ne gère plus les mulets, mais toujours ces passeurs d’émotions et de rêves qui autrefois chaperonnaient les monchus, «étrangers» en patois savoyard. Guide lui-même, Didier Chenevoy reçoit les demandes de course des clients. Lorsque l’accord est conclu, il rédige une « billette », un bout de papier de couleur, où sont inscrites les grandes lignes du « contrat de travail ». En plus de donner du travail au jour le jour, la Compagnie propose aussi des prestations vendues à l’avance. « On essaie de se moderniser. Les guides sont tellement volatils que les courses techniques, je les distribue à l’avance. Là, j’ai tout donné jusqu’au 10 août. »
Le guide peut-il refuser la course ? Le client peut-il demander à être accompagné par le guide de son choix ? La question de la « préférence », dérogation au principe d’égalité, a été maintes fois
■
débattue. Pour le guide-chef ■
– qui doit gérer une population de fortes têtes s’appuyant sur la collectivité quand cela les arrange et brandissant leur statut d’indépendant quand elles y voient leur intérêt – c’est un véritable casse-tête. « C’est très dur à supporter. Je ne sais jamais qui est disponible et qui ne l’est pas. En ce moment, j’ai de gros problèmes pour trouver des guides pour le mont Blanc », explique Didier. Dans l’antre de la salle du tour de rôle, c’est un peu le défilé des « têtes de cochon », selon l’expression d’un ancien. « Quand une course ne leur plaît pas, ils tournent le dos à la table et s’en vont. Cela m’arrive de taper du poing sur la table en disant: “Aidezmoi !”, mais ça ne marche pas. Les gens n’assument plus leur tour de rôle, on est dans un système ultralibéral», confirme Didier. Les guides restent pourtant très attachés à ce système, « sur le principe et parce qu’il permet d’échanger, sur le parvis de la Maison de la montagne, des informations sur les conditions météo, de s’encourager mutuellement, de bénéficier de l’expérience des anciens », racontent David Ravanel et Joëlle Dartigue-Paccalet dans La Compagnie des guides de Chamonix (Glénat, 2021).
Pluriactifs. Jean-Franck Charlet, 68 ans, guide et cristallier, est le descendant d’une prestigieuse lignée, dont le fameux Armand, le « guide des guides», qui a notamment le mérite d’avoir fait sauter le conservatisme chamoniard en élevant le niveau de la formation. Après un début de carrière comme ingénieur à Grenoble, Jean-Franck rentre à Chamonix « faire » le guide. Le soir, il gère le laboratoire d’essais du matériel de l’Ensa, la journée, il grimpe. Il commence avec des clients au tour de rôle, puis se constitue sa petite tribu. « Après cinquante saisons de guide, mes clients sont trop vieux. J’en cherche des neufs et je repasse par le tour de rôle. » Il estime à 20 % la part de guides qui ne suivent pas le système parce qu’ils sont pluriactifs ou qu’ils ont suffisamment de clients. Ce pilier est menacé par la virtualisation de la société et par la flambée immobilière, qui ne permet pas aux jeunes guides de se loger à Chamonix. « C’est délicat de leur demander de venir tous les soirs s’ils doivent faire une demi-heure de route », relève Didier. Historiquement, les guides d’Argentières, notamment, étaient exclus de la liste des guides accrédités à cause de l’éloignement. Le confinement a fait émerger le tour de rôle numérique, via WhatsApp, très prisé par les accompagnateurs en montagne et les guides qui font partie des «renforts», éparpillés dans toute la France.
Pionnière dans le domaine des secours, la Compagnie est à l’origine du premier Office d’information de haute montagne, créé en 1972 par Gérard Devouassoux avec l’appui de Maurice Herzog, député et maire de Chamonix, afin d’accueillir guides et clients en quête de renseignements (difficulté des courses, météo, équipement…). Cette institution publique, devenue la Chamoniarde, fait partie intégrante du plan de secours départemental. Face à la multiplication des chutes de pierres ou de séracs et des avalanches, elle a développé un pôle « Montagne Risk ». « Son pouvoir de recommandation est fort », explique Christian Jacquier, du Syndicat national des guides. Pour gérer l’imprévu, plutôt que de produire des règles et des normes, « les guides ont choisi de privilégier la coopération, l’expertise de terrain et le retour d’expérience, le débat contradictoire », souligne Christian Morel, sociologue, qui les aidés à concevoir une formation de recyclage à la sécurité.
Grande famille. Ceux qui seraient tentés de voir dans cette institution une forme archaïque ou désuète n’imaginent pas combien elle suscite l’engouement. À chaque promotion de guides – quarante à cinquante par an –, certains rêvent d’en être. Parce qu’elle est la plus renommée, la plus ancienne, la mieux organisée et la plus imposante du monde. « Je ne me voyais pas aller ailleurs, jubile la Chamoniarde Karen Bodin, accompagnatrice spécialisée en flore et en plantes comestibles, entrée en 2007. C’est une histoire, la Compagnie!» Qu’on soit du pays ou pas, le parcours vers l’intégration définitive suit un chemin bien balisé. On est d’abord renfort, puis renfort prioritaire, puis stagiaire, et, un beau jour, on peut enfin faire sa demande officielle. Dans sa missive, le postulant exprime son « rêve de faire partie de la grande famille », sa fierté de rejoindre « tous ceux qui les ont tirés vers le haut», sa joie «d’être encordé aux générations précédentes». Brillant glaciériste, himalayiste renommé, écrivain et cinéaste, François Damilano n’a pas eu cette chance. Pourtant, il s’est appliqué à pondre « une bafouille sincère ». Un guide lui a dit que « pour montrer sa motivation, il devait accepter plein de mont Blanc, afin d’augmenter le chiffre d’affaires, et venir serrer des paluches au bureau »,rapporteGillesChappaz dans Le Roman des guides (Paulsen, 2021). Un autre lui a fait remarquer qu’avec sa notoriété il allait leur « piquer le boulot ». « À n’en pas douter, le prestige de l’institution demeure », observe Damilano, mordant mais sans regret. Prestige aussi pour l’alpiniste amateur de s’encorder avec le guide et honneur pour le guide qui, chaque 15 août, lui remet la médaille de fidélité
■
« Les guides ont choisi de privilégier la coopération, l’expertise de terrain. » Christian Morel