Photographie - Marc Riboud, « regardeur » du monde
Les archives du photographe, mort en 2016, ont été léguées au musée Guimet. Une rétrospective extraordinaire, dont Le Point est partenaire.
À20 ans, ce Lyonnais maigre, plutôt taiseux, rejoint la Résistance dans le Vercors. Les Allemands ont piégé une poignée d’hommes dans une poche. Le combat est terrible. Soudain, un embrasement. Et le jeune Riboud pense : « Quelle photo ! », mais, comme il le racontera au magazine Géo – sa discrétion légendaire le fit longtemps garder cette histoire secrète –, « je n’avais pas d’appareil sur moi ».
Les résistants sont vaincus, Marc erre seul pendant des mois dans les bois.
Un héros? Peu de chances qu’il se soit jamais considéré comme tel, lui qui repoussera sa vie durant toute forme de distinction. « Longtemps, rêveur et distrait, je suis resté silencieux » écrivait-il dans un sillage proustien… Surtout au milieu de ses six frères et soeurs qui se disputent la parole. Son père, Camille, lui prédit : « Puisque tu ne parles pas, tu sauras regarder alors ! » Ce père qui déchiffra l’avenir de Marc lui léguera son Leica, l’appareil magique que cet explorateur amateur du début du XXe siècle utilisait lors de ses longs voyages, comme un troisième oeil. Marc hérita du Leica et de son esprit d’aventure.
Pourtant, la famille Riboud ne le destinait pas à arpenter le monde. Puisqu’il excellait en géométrie, il fut inscrit à Centrale, et on attendit de lui ce qu’on attendait de ses frères (Jean dirigea Schlumberger, Antoine, Danone). Mais, un jour… le géo
mètre choisit de ne pas revenir au bureau où il rêvassait ferme. Sa mère lui donne un peu d’argent pour tenter sa chance à Paris. 1952 ! Il connaît un peu Cartier-Bresson. Il l’admire. HCB lui recommande un nouveau viseur qui inverse l’image « comme le faisaient les maîtres de la Renaissance pour composer un tableau», lui précise le maître de la composition, qui a repéré en Riboud le même don. Le jeune homme se balade du côté de la tour Eiffel. Tiens, on la repeint ! Il vise le peintre qui semble danser et le voit la tête à l’envers. Il chancelle sous le coup de la surprise mais prend quelques clichés qu’il envoie à Magnum, l’agence fondée par CartierBresson, Rodger, Capa, Seymour et Vandivert en 1947. Capa en vend une à Life et la photo fait le tour du monde. « Ce sera mon ticket d’entrée chez Magnum. » Il y restera près de trente ans.
Fol appétit.
Capa l’encourage à surmonter sa timidité : « Va en Angleterre, apprends l’anglais et rencontre des filles ! » Le caractère de Capa, qui professait qu’on n’était jamais assez près pour prendre une bonne photo, était à l’opposé de celui de Riboud, qui évita toujours d’être intrusif. Tout en ressentant, comme il disait, « cette double tension : la crainte de m’approcher, de violer l’intimité et, en même temps, une forte envie d’aller voir de plus près pour photographier ce que je n’osais pas regarder ». Proustien encore. Timide, certes, mais doté d’un fol appétit, désirant le trop loin, l’au-delà des frontières… Il en franchira des centaines : en 1954, avec la Land Rover rachetée à George Rodger, il part en Syrie, traverse la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan. Puis l’Inde, où il reste… un an. Mais aussi le Népal, le Cambodge, les pays d’Europe et d’Afrique… « J’ai vu le monde, mais je ne suis pas un globe-trotter. Je voyage à mon rythme. Lorsque j’ai décidé de voir l’Inde, il m’a fallu six mois par la route pour atteindre Calcutta, où j’ai vécu une année entière chez des amis indiens. Timide, hésitant à partir, je me suis souvent senti chez moi à l’autre bout du monde. »
Riboud l’infatigable donnait du temps au temps, laissant le pays infuser en lui, posant ses repères. C’était sa mesure. Ainsi en Chine, ce pays multiple, adoré, dans lequel il reviendra près de vingt fois et qu’il vit changer du tout au tout entre 1957 et 2010 : « Il était fidèle aux gens qu’il rencontrait, raconte son épouse, Catherine Chaine, il aimait les retrouver de voyage en voyage. Les liens entre eux étaient profonds. Et lorsque le pays s’est voué au capitalisme, il
■
« Je ne suis pas un globe-trotter. Je voyage à mon rythme. Lorsque j’ai décidé de voir l’Inde, il m’a fallu six mois par la route pour atteindre Calcutta… » Marc Riboud
en a ressenti une grande tristesse. » Du Vietnam, ■ qu’il photographia beaucoup dans les années 1960, il disait : « Je n’étais pas animé par quelque idéal de “photographe engagé”. J’étais poussé par une intense curiosité de voir de près ce dont tout le monde parlait de loin. » L’homme a le sens de la formule, ajustée au plus près de sa pensée. Riboud cherche, compose, décompose, attend… Automne 1967: c’est l’été indien à Washington. Le photographe a assisté à une marche « joyeuse » pour la paix au Vietnam.
La nuit tombe, les autres photographes s’en vont. Lui reste, il aime bien ce soleil couchant. Une jeune fille, une fleur à la main, s’approche d’un soldat qui tend son arme vers elle. Riboud enclenche, épuise ses rouleaux, envoie les films sans les regarder. Il doit partir en URSS. La Jeune Fille à la fleur, symbole de la non-violence, est comme le peintre de la tour Eiffel, elle deviendra une image star ! Mais plus encore que la prise de vue, l’editing (le choix de la photo) sur les planches-contacts et le tirage (le développement du cliché) étaient ses obsessions : « Là, c’est trop bouché, faut dégager la matière », « L’oeil se perd comme on perd la main ».
De même qu’il pouvait, pour préserver sa liberté, refuser des commandes, Riboud refusait que les milliers de photos de ses archives restent dans les tiroirs. Or Sophie Makariou, la présidente du musée Guimet, a proposé à Catherine Chaine d’offrir à l’oeuvre de son mari l’écrin idéal de ce lieu consacré aux arts asiatiques. Il en aurait été heureux, lui qui écrivait à ses jeunes confrères : « Il est recommandé de se pencher au-dehors. (...) Ce point de déséquilibre où l’on est poussé hors de soi, précipité à l’extérieur, est un moment de grande jouissance… » ■
Marc Riboud. Histoires possibles, du 19 mai au 6 septembre, au musée Guimet (catalogue, Mnaag/RMN, 271 p., 35 €). Chines, de Marc Riboud
(Éditions de La Martinière, 304 p., 59 €).
Marc Riboud, Actes Sud, « Photo poche », 144 p., 13 €.