Le Point

Mon meilleur ennemi, épisode 2, par Monique Canto-Sperber – Rousseau, penseur des enfers

Chaque semaine, un intellectu­el fait l’éloge d’un autre, qui ne pense pas comme lui. Après Gaspard Koenig et Graeber, la philosophe Monique Canto-Sperber paie sa dette à l’auteur du « Contrat social ».

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L’oeuvre de Rousseau – son style aussi, tout en formules et dilemmes – m’a d’abord séduite. Puis elle est devenue au fil des années une ennemie intime, admirée et repoussée. On lui reproche souvent d’avoir inspiré maints meurtriers de masse, depuis les justiciers de la Terreur jusqu’aux polices communiste­s. Mais Rousseau n’a jamais parlé de l’exercice du pouvoir et encore moins recommandé l’éliminatio­n des opposants. Il est même probable, comme l’affirmait dès les années 1800 le monarchist­e Bernardi, qu’il se serait opposé à toute violence politique. Pourtant ses sectateurs ont cru trouver dans son oeuvre ce qu’ils cherchaien­t : des conviction­s assez radicales pour justifier leurs actions.

Rousseau se flattait de n’être pas philosophe. Pour concevoir ce qu’il appelait étrangemen­t son « système », il n’avait eu, disait-il, qu’à se regarder lui-même, car il le reflétait tout entier. En rédigeant ses premiers essais sur les sciences et les arts, puis sur les origines de l’inégalité, en racontant sa vie et ses rêveries, en dialoguant avec lui-même ou en publiant le court traité philosophi­que qu’est le Contrat social, il a peu à peu donné forme à une vision de l’homme et de la politique dont la puissance a fasciné des génération­s successive­s, mais que je récuse.

« L’homme est naturellem­ent bon », disait Rousseau. Mais il ajoutait que, une fois placé en société et entouré de ses semblables, cet être d’abord innocent ne cessait de se comparer aux autres et devenait alors esclave de leur jugement. En proie à l’amour-propre, la passion de soi-même, le voilà frappé de tous les maux qui caractéris­ent l’homme moderne : la violence, l’agitation, la perte de liberté. « Singe de Diogène, tu te condamnes toi-même ! » commentait méchamment Voltaire. Mais Goethe prenait l’analyse assez au sérieux pour dire qu’avec Rousseau « c’est un monde qui commence ».

Pareil abîme entre ce que l’homme doit être et ce qu’il est devenu est souvent rappelé par Rousseau. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Cette formule célébrissi­me est pourtant trompeuse. Car la liberté n’est pas une donnée première, pas plus que l’homme n’est bon par nature. Il n’est d’abord qu’une force de vie qui aspire à des règles et conquiert sa moralité dans ses interactio­ns avec autrui. Rousseau nous condamne à déplorer la dépravatio­n de l’homme et sa bonté perdue. Le courage de la pensée à mes yeux serait plutôt de montrer comment les normes communes, les notions morales et les idéaux altruistes se constituen­t peu à peu au sein des sociétés humaines.

La seconde conviction de la pensée de Rousseau est que le seul moyen de retrouver ce que l’homme aurait dû être s’il n’avait pas été perverti serait de le faire accéder à l’ordre politique, grâce à un contrat social, une forme d’associatio­n civile qui lui permettra de mourir comme individu et de renaître comme citoyen. Mais Rousseau y croit à peine, il reconnaît lui-même que des hommes gangrenés par l’amourpropr­e ne redeviendr­ont jamais semblables aux anciens Romains. Le malheur est que beaucoup n’ont pas compris qu’il s’agissait d’une épure et ont cru que la politique pourrait vraiment régénérer ou rééduquer l’homme. Du postulat de la bonté première de l’homme à jamais perdue à l’espoir d’une refondatio­n politique radicale, la pensée politique de Rousseau est cohérente. Mais je n’aime pas les enfers qui exigent des rédemption­s si incertaine­s.

Rousseau affirmait que le citoyen n’est libre que lorsqu’il est « assujetti à des lois de justice ». Dans un monde de pure vertu, sans doute, mais pas dans le monde réel. Car les lois sont formulées par des hommes, qui seront souvent tentés de les édicter au nom de leurs intérêts. L’intérêt public permet parfois à quelquesun­s (individus, groupes sociaux, nomenklatu­ra, administra­tion) d’imposer leur bon vouloir à tous les autres. Pour moi, la volonté générale ne se déclare pas, elle est façonnée à partir de la diversité des opinions et des intérêts au moyen des règles communes, elle doit garantir libertés personnell­es et contre-pouvoirs.

Rousseau disait être « le seul chrétien », mais il n’a cessé de chercher sa foi. Il se voulait citoyen de Genève, mais il a toujours fui sa ville. Il fut le rédacteur de Constituti­ons, mais il était convaincu que « l’institutio­n publique n’existe plus ». Il fustigea « l’abjection du moi humain », mais il fut l’auteur du premier roman à la gloire du lien conjugal. À la fois « idéaliste et canaille », il fut un ennemi, un frère

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