Klara et le Soleil, par Kazuo Ishiguro
Quand la mère se remit à parler, il était évident qu’elle s’adressait à moi.
« Ça doit être agréable de n’avoir pas de sentiments. Je t’envie. »
Je réfléchis avant de répondre : « J’ai beaucoup de sentiments, j’en suis persuadée. Plus j’observe, et plus les sentiments auxquels j’ai accès sont nombreux. » Elle rit de façon inattendue, me faisant sursauter. « Dans ce cas, tu ne devrais peut-être pas être aussi empressée d’observer. » Puis elle ajouta :
« Je suis désolée. Je ne voulais pas être grossière. Je suis sûre que tu as toutes sortes de sentiments. – Quand Josie a dû renoncer à venir avec nous tout à l’heure, j’ai ressenti de la tristesse.
– Tu as ressenti de la tristesse. OK. » Elle se tut, peutêtre pour se concentrer sur sa conduite et sur les voitures qui venaient dans le sens opposé. Puis elle dit : « Il y a eu une période, il n’y a pas si longtemps, j’ai pensé que je sentais de moins en moins les choses. Un peu moins chaque jour. Je ne sais pas si j’en étais heureuse ou pas. Mais à présent, depuis quelque temps, il me semble que je deviens ultrasensible à tout. Klara, regarde à ta gauche.
Tu te sens bien à l’arrière ? Tourne-toi entièrement à gauche et dis-moi ce que tu vois. »
Nous traversions des terres qui ne montaient ni ne descendaient, et le ciel était encore très vaste. Je vis des champs plats, sans granges ni véhicules de ferme, qui s’étendaient dans le lointain. Mais près de l’horizon j’aperçus ce qui semblait être une ville entièrement fabriquée avec des boîtes en métal.