Le Point

« Le Maroc et la France affrontent le même ennemi islamiste radical »

Expert de l’islam politique, Youssef Chiheb analyse les rapports de force au Maroc et dans tout le Maghreb.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DE BAROCHEZ

Sortis en tête des deux dernières élections législativ­es en 2011 puis en 2016 au Maroc, les islamistes du Parti de la justice et du développem­ent, idéologiqu­ement proches du parti homonyme turc de Recep Tayyip Erdogan, dirigent le gouverneme­nt depuis dix ans à Rabat. Les prochaines élections législativ­es, régionales et communales pourraient cependant rebattre les cartes. Le scrutin était prévu en septembre, mais il pourrait être reporté en raison de la crise sanitaire. Expert franco-marocain de l’islam politique et de la radicalisa­tion islamiste, Youssef Chiheb analyse la situation pour Le Point.

Le Point : Comment se passe la cohabitati­on des islamistes avec le palais depuis dix ans ?

Youssef Chiheb : Lors des troubles dits du Printemps arabe en 2011, le roi Mohammed VI a désamorcé la crise en proposant une réforme constituti­onnelle. Aux termes d’un donnant-donnant avec les islamistes du Parti de la justice et du développem­ent (PJD), il a accordé un surcroît de pouvoir au chef de gouverneme­nt en échange de la retenue du mouvement. En outre, le mode de scrutin marocain est la proportion­nelle, ce qui contribue à empêcher un parti de dominer le gouverneme­nt, formé par une coalition. Les ministres islamistes n’ont pas obtenu de portefeuil­les régaliens ou stratégiqu­es, sauf le poste de Premier ministre. Le PJD semble pâtir de l’usure du pouvoir, et beaucoup d’observateu­rs s’attendent à un score en berne lors des élections.

La tactique royale de division a-t-elle fonctionné?

Théoriquem­ent oui, dès lors que l’idée s’est imposée que le PJD pouvait gouverner sans renier la démocratie, sans remettre en cause le statut spirituel du souverain, qui est le commandeur des croyants, sans instaurer la charia et sans toucher au modèle libéral économique. Les islamistes se sont révélés invertébré­s. Le PJD s’est plié aussi bien aux injonction­s internatio­nales qu’aux impératifs économique­s propres au Maroc. Depuis qu’il dirige le gouverneme­nt, il y a même eu quelques avancées sociétales, avec une libéralisa­tion du Code de la famille, une décriminal­isation de l’homosexual­ité, ou encore la quasi-disparitio­n de la polygamie. Sur le plan économique, le rôle prééminent du palais a été préservé par un consensus implicite. Sur le plan purement politique, le roi a pu habilement négocier avec Donald Trump la reconnaiss­ance par Washington de la marocanité du Sahara occidental en échange d’une normalisat­ion des relations du Maroc avec Israël, qui contredit l’agenda islamiste.

Comment les islamistes ont-ils avalé la pilule?

C’est le chef du gouverneme­nt lui-même, Saad-Eddine El Othmani, qui a ratifié le traité avec ses homologues israélien et américain, en présence du roi, en décembre 2020. Symbolique­ment, il a donné l’image d’une inclusion du parti islamiste dans le consensus marocain, ce qui a causé de sérieux remous en interne. Mais, par la suite, il a en quelque sorte compensé en invitant à Rabat le chef du mouvement palestinie­n Hamas, Ismaïl Haniyeh, en juin dernier. On peut y voir un double jeu de sa part.

Ont-ils échoué à noyauter les institutio­ns?

Ce noyautage n’a pas eu structurel­lement lieu, pour une série de raisons. D’abord, le parti frériste manque de cadres expériment­és dans la haute fonction publique. Ses militants sont surtout des fonctionna­ires intermédia­ires, petits commerçant­s, employés et dignitaire­s ruraux. Ensuite, le chef du gouverneme­nt, El Othmani, est un personnage effacé et sans charisme. Et il y a surtout le rôle clé de la Constituti­on, qui verrouille la situation en confiant au souverain la triple fonction de chef de l’État, de chef des armées et de commandeur des croyants. Le palais, via le ministère des Affaires islamiques, contrôle les mosquées – au nombre de 100 000, plus que d’églises en France ! Ainsi, chaque prêche du vendredi est soumis au préalable à la censure conjointe du ministère de tutelle et du ministère de l’Intérieur, de sorte qu’on y parle de tout sauf de politique. Les financemen­ts étrangers sont surveillés de près. Les Frères musulmans sont très conscients que leur autocensur­e leur garantira survie et pérennité politique. Mais personne n’est dupe, ils sont encore en phase d’apprentiss­age. Dans les dix ou quinze années à venir, ils peuvent constituer une menace pour la stabilité du Maroc.

Quel est l’impact de l’affaire d’espionnage Pegasus?

La question préoccupe les Marocains. On observe deux tendances majeures dans l’opinion. La première, reprise notamment par les médias proches du palais, présente l’affaire comme un complot. Le Maroc serait visé par des affirmatio­ns mensongère­s et par une campagne calomnieus­e étrangère, parce qu’il est devenu une puissance régionale qui compte, en gérant bien la pandémie, en obtenant la reconnaiss­ance américaine de la marocanité du Sahara et en pactisant avec Israël. Une autre interpréta­tion, plutôt à gauche, conforte ceux qui pensent qu’il est dans les gènes du pouvoir au Maroc d’espionner les opposants, les journalist­es et les intellectu­els, et que l’État sécuritair­e aurait ainsi été pris la main dans le sac. Mais, des deux côtés, on attend surtout avec impatience ce que dira officielle­ment la France au terme des investigat­ions en cours.

La coopératio­n antiterror­iste franco-marocaine peut-elle en être affectée?

Le Maroc et la France entretienn­ent dans ce domaine une relation extrêmemen­t forte, presque fusionnell­e, qui a survécu à toutes les alternance­s en France. Les deux pays sont conscients que la sécurité de l’un dépend en grande partie de celle de l’autre, qu’ils affrontent le même ennemi et qu’ils doivent faire front commun contre le même danger. Le Maroc a intérêt à ce que la France gère et régule la diaspora marocaine et les FrancoMaro­cains, et celle-ci fait le job pour lutter contre le séparatism­e qui menace l’Hexagone. Paris rend ce service pour stabiliser et pérenniser la monarchie et, en échange, Rabat fournit des renseignem­ents qui se sont à plusieurs reprises révélés précieux. Cela n’empêche pas des divergence­s politiques, mais elles sont mises de côté dès lors que des impératifs sécuritair­es sont en jeu. Les dirigeants marocains savent bien qu’ils sont dans le viseur des islamistes radicaux et que la meilleure façon d’assurer l’avenir est de coopérer au plus haut niveau avec leurs alliés, notamment la France, Israël et les États-Unis.

Comment interpréte­r la main tendue du roi à l’Algérie dans son discours du trône, le 31 juillet?

Ce n’est pas la première fois que le souverain réclame la réouvertur­e de la frontière, fermée depuis 1994. Il parle un langage très clair sur le sujet. Il disculpe les dirigeants actuels et transfère la responsabi­lité du blocage sur les présidents algériens qui ont précédé Bouteflika et implicitem­ent aussi sur son père, Hassan II. Le discours du roi ne peut que conforter l’opinion marocaine, qui pense que le contentieu­x pèse énormément sur le budget de l’État et qu’il faut sans plus tarder rétablir la libre circulatio­n des biens et des personnes et trouver une issue à la question du Sahara. On ne peut qu’y souscrire. On verra la réponse officielle de l’Algérie, qui semble déjà plombée par la junte militaire.

Cela peut-il déboucher sur de vraies négociatio­ns entre les frères ennemis?

Je suis très dubitatif et peu optimiste. La crise profonde que traverse l’Algérie, le manque de légitimité du président Tebboune font que le conflit avec le Maroc est un carburant pour la survie du régime militaire face au Hirak. Je suis ravi que Rabat ait pris l’initiative d’enterrer la hache de guerre, mais je ne m’attends à aucun changement dans l’immédiat. La France pourrait sans doute aider à fluidifier la relation avec l’Algérie, mais elle cherche surtout à ménager la chèvre et le chou.

La lune de miel entre Alger et Ankara est-elle un sujet d’inquiétude pour Rabat ?

La vieille garde sécuritair­e et militaire voit d’un très mauvais oeil ce rapprochem­ent. L’obsession de la Turquie est d’étendre son influence en Méditerran­ée, sur les traces de l’ancien Empire ottoman qui contrôlait une grande partie de l’Afrique du Nord à l’exception du Maroc. Mais Rabat gère la Turquie d’Erdogan avec vigilance et pragmatism­e, car la Turquie est aussi très présente économique­ment au Maroc. Il y a de grands chantiers en cours dans le développem­ent urbain, les infrastruc­tures routières, les transports… Même dans l’armement, les derniers drones livrés au Maroc sont turcs. La France est en train de perdre pied dans l’économie marocaine au profit de la Turquie, qui avance ses pions avec des transferts de technologi­e et des investisse­ments. Elle a compris que le Maroc est un hub stratégiqu­e qui peut l’aider à ouvrir les portes de l’Afrique.

En Tunisie, le président Kaïs Saïed a-t-il eu raison de chasser du gouverneme­nt les islamistes d’Ennahdha?

Bien sûr. Les financiers de l’islam radical tentaient d’exploiter la crise économique et sanitaire que traverse la Tunisie en proposant des crédits en échange d’un renoncemen­t à tous les acquis de la révolution. Le Qatar et les autres monarchies du Golfe veulent frapper le symbole des révolution­s arabes pour tuer toutes les révolution­s dans l’oeuf et maintenir les régimes autocratiq­ues dans le monde arabe. Le président Saïed a préféré faire valoir toutes ses prérogativ­es constituti­onnelles comme dernière tentative avant le risque d’une implosion de la Tunisie qui ne pourrait laisser d’autre choix à l’armée que de prendre le pouvoir elle-même. Sa tâche n’est pas facilitée par la prise en sandwich de son pays entre la Libye en proie à la guerre civile et l’Algérie sous contrôle d’un régime militaire. Pour survivre dans ce contexte géopolitiq­ue, la bonne chose à faire est de contenir, voire d’écarter autant que possible Ennahdha des rouages du pouvoir ■

« Rabat gère la Turquie avec vigilance et pragmatism­e, car elle est très présente économique­ment au Maroc. »

 ??  ?? Realpoliti­k. Le roi Mohammed VI (à dr.) et le Premier ministre Saad-Eddine El Othmani lors de la signature d’un partenaria­t avec la France, en 2017.
Realpoliti­k. Le roi Mohammed VI (à dr.) et le Premier ministre Saad-Eddine El Othmani lors de la signature d’un partenaria­t avec la France, en 2017.

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