Les éditoriaux de Pierre-Antoine Delhommais, Luc de Barochez, Gérard Araud
Les places financières volent de record en record alors que le monde sort à peine de la pandémie de Covid. Une exubérance qui n’a pourtant rien d’irrationnel.
À New York, l’indice Dow Jones vient de franchir, pour la première fois, la barre des 35 000 points.
Il n’y a pas qu’à Tokyo et aux Jeux olympiques que des records sont tombés cet été. Sur les marchés boursiers aussi. À New York, le bon vieil indice Dow Jones – né le 26 mai 1896 – vient de franchir pour la première fois de son histoire la barre des 35 000 points et le Nasdaq des valeurs technologiques escalade chaque jour ou presque de nouveaux sommets. En Europe, l’indice Stoxx 600 des 600 principales capitalisations boursières du Vieux Continent n’était jamais monté à un tel niveau, tandis qu’à Paris le CAC 40 s’approche, au moment où ces lignes sont écrites, de son pic de septembre 2000, atteint juste avant l’éclatement de la bulle Internet. Il a progressé de 40 % en un an.
Il est tout de même déroutant d’observer la déconnexion entre cette euphorie boursière estivale et la situation sanitaire toujours préoccupante. D’assister à cette épidémie de records financiers alors même que le variant Delta continue de se propager, alors même que l’économie mondiale n’est toujours pas sortie de sa plus grave crise depuis les années 1930. Pour mémoire, lors de cette dernière, il avait fallu attendre vingt-cinq ans et la fin du mois de novembre 1954 pour que l’indice Dow Jones retrouve son niveau de septembre 1929, avant le krach à Wall Street. Il aura fallu cette fois moins de douze mois pour que les indices boursiers effacent totalement les pertes qu’ils avaient subies au printemps 2020, lors de l’arrivée du virus.
Il ne faut pas s’en plaindre, c’est même un grand soulagement qu’une crise boursière et financière ne soit pas venue s’ajouter aux crises sanitaire et économique. La hausse des cours est, bien sûr, une bonne nouvelle pour les actionnaires, mais elle l’est avant tout pour les entreprises elles-mêmes, pour le financement de leur développement, leurs projets d’investissements et d’embauches. Pour la richesse patrimoniale des épargnants aussi, donc pour leur consommation, la croissance, les recettes fiscales de l’État et la réduction des déficits. Des indices boursiers qui montent constituent un traitement efficace contre une récession.
Reste que la vitesse à laquelle ils grimpent interpelle. Elle est certes en partie justifiée par les excellents résultats, et bien meilleurs que prévu, enregistrés depuis le début de l’année par la plupart des plus grosses entreprises mondiales, en premier lieu bien sûr celles de la « tech » et de la pharmacie, mais aussi celles du luxe, de l’énergie, de la grande distribution, de
la construction, du secteur bancaire, etc. À eux seuls, Apple, Google et Microsoft ont dégagé 56,7 milliards de dollars de bénéfices nets au cours du deuxième trimestre.
Il est vrai aussi que les grands indices boursiers reflètent d’abord la santé financière des multinationales, pas celle des restaurants et des discothèques. Il est vrai surtout que la flambée des cours doit énormément aux politiques exceptionnellement généreuses, de taux à 0% et de création massive de monnaie, mises en oeuvre par les banques centrales depuis un an et demi. À peine sortis de la planche à billets, des milliers de milliards de dollars et d’euros sont directement allés se placer à Wall Street et sur les autres places boursières.
Sans compter que de nombreux particuliers, aux États-Unis mais aussi en Europe, ont profité des longues soirées de confinement pour s’adonner aux joies du boursicotage et pour investir dans des actions une partie des revenus qu’ils étaient dans l’incapacité de dépenser. D’où le risque que cet afflux sans précédent d’argent en Bourse provoque une hausse artificielle et aveugle des cours. D’où le danger, pointé par de nombreuses cassandres économistes, de formation d’une bulle spéculative Covid de taille XXL.
Le problème des bulles est qu’on ne se rend compte de leur existence que lorsqu’elles éclatent, c’est-à-dire trop tard. Le problème est aussi que les soupçons de bulle sont souvent infondés. Quand Google s’était introduit en Bourse, en août 2004, beaucoup d’analystes avaient parlé de folie, trouvant le prix de 85 dollars proposé bien trop élevé pour une société à l’époque à peine bénéficiaire. L’action cote aujourd’hui plus de 2 700 dollars.
Il est bien sûr tentant, pour décrire l’envolée actuelle des indices, d’invoquer l’« exubérance irrationnelle » des opérateurs dénoncée en son temps par l’ex-patron de la Fed Alan Greenspan. Exubérance, probablement, irrationnelle, c’est moins certain. Depuis Keynes et sa célèbre métaphore du concours de beauté, on sait bien que, sur les marchés boursiers, imiter le comportement de la majorité des investisseurs est un choix éminemment rationnel. Qu’il vaut mieux se tromper avec les autres qu’avoir raison tout seul
■