Le Point

Caroline Fourest, l’irréductib­le républicai­ne

Alors qu’une partie de la gauche s’égare, Caroline Fourest s’attache à défendre, contre vents et marées, l’universali­sme républicai­n. Une ligne qui séduit autant qu’elle agace.

- PAR CLÉMENT PÉTREAULT

« Nous sommes entrés dans l’ère du narcissism­e tyrannique. » Caroline Fourest

Être détesté par l’extrême droite autant que par l’extrême gauche, n’est-ce pas finalement le dernier privilège des modérés? Peut-être est-il temps de changer d’avis sur Caroline Fourest, cette militante devenue essayiste et qui, avec les années, s’est transformé­e en vigie de la déraison politique qui nous assiège, unanimemen­t détestée par les radicaux de tout poil. Il faut l’écouter et la lire pour mesurer le danger des mots qui changent de sens à toute vitesse : des « antiracist­es » adoptent des argumentai­res racistes, des « féministes » défendent le patriarcat et des « antifas » militent contre la liberté d’expression. Ceux qui la prenaient pour une âme dogmatique et intransige­ante découvriro­nt à son contact une intellectu­elle complexe, nuancée et sans animosité à l’égard d’un milieu militant qui adore pourtant la détester. Caroline Fourest n’aime pas qu’on le lui rappelle, mais elle a changé. « Elle s’est longtemps fait taper dessus à cause de ses positions trop tranchées. Elle s’est clairement arrondie ces dernières années », explique son ami Philippe Val, qui fut son directeur à Charlie Hebdo et à France Inter.

Si elle reconnaît s’être un peu assouplie, cette « emmerdeuse républicai­ne », comme la qualifie l’un de ses proches, n’a pas renoncé à ses premiers combats – le féminisme et les droits des homosexuel­s –, combats menés au nom d’un universali­sme aujourd’hui malmené. Sans se départir d’un mélange d’austérité et d’ironie, elle admoneste avec un rare souci d’équité extrême droite, extrême gauche, catholique­s intégriste­s et musulmans intégriste­s. La raison pour elle en est simple, presque triviale : les extrêmes s’opposent sur le plan politique, mais ce qui les rassemble est souvent plus fort que ce qui les divise. Ils partagent des obsessions identitair­es, un rapport ambigu à la réalité et à la violence, un mépris souverain pour ceux qui n’ont pas d’avis tranché, le tout enrobé dans des discours largement affranchis des principes démocratiq­ues qui leur permettent pourtant de se faire une place au soleil. « On se retrouve dans une situation paradoxale où des groupes intolérant­s profitent de la tolérance pour faire reculer la liberté d’expression », résume-t-elle.

Sismograph­e. Cet universali­sme qu’elle défend depuis des années progresse et les ventes de ses livres s’envolent. Plus de 35000 exemplaire­s pour son Génération offensée (Grasset), paru une semaine avant la crise du Covid-19, en 2020. L’ouvrage se hisse parmi les meilleures ventes en Allemagne et elle est régulièrem­ent sollicitée par des militants du monde entier, qui voient dans les travaux de la jeune Française une lueur d’espoir contre la cancel culture et le racialisme d’un humanisme à la dérive. Devenue sismograph­e de l’époque, elle s’est déjà par le passé révélée capable de prévoir les grands séismes à venir: en 2004, elle alertait sur le double discours de Tariq Ramadan et interpella­it les responsabl­es de gauche qui tenaient encore des meetings aux côtés du prédicateu­r. En 2010, elle signait un ouvrage sur la défaite de

l’universali­sme où elle s’inquiétait de la menace que pouvait faire planer sur le commun le discours sur le respect des minorités… Les faits lui ont, hélas, donné raison. « Pendant des années, la gauche s’est tue sur les sujets de laïcité pendant que l’extrême droite s’emparait du sujet. Aujourd’hui, l’extrême gauche essaie de renvoyer toute personne qui parle de laïcité à Mme Le Pen. Caroline ne s’est jamais laissé intimider », salue Élisabeth Badinter. Dans un monde woke, la bataille ne fait que commencer

Le Point: Les discrimina­tions racistes, homophobes ou sexistes n’ont jamais été autant combattues, les droits sociaux n’ont jamais été aussi élevés que dans nos démocratie­s occidental­es, l’accès à la connaissan­ce s’est démocratis­é… Et pourtant, les revendicat­ions fleurissen­t de toutes parts, comme si nous étions plongés dans une injustice quasi féodale. Existet-il une explicatio­n rationnell­e à ce paradoxe? Caroline Fourest:

C’est un paradoxe fascinant, surtout lorsqu’on a participé comme moi aux luttes contre l’homophobie, pour le pacs et le mariage pour tous. Nous avons vu, en l’espace d’une génération, les droits avancer comme rarement. Pourtant, en écoutant la relève, on a parfois l’impression qu’elle vit sous une dictature raciste, sexiste et homophobe, comme si nous étions avant le pacs ou au temps des colonies. C’est propre à la colère d’être excessive. Mais il faut savoir savourer le monde dans lequel on vit. J’avoue avoir du mal à supporter la négation de ces progrès et des combats menés.

Le militantis­me traverse-t-il une crise de sens?

Le militantis­me a toujours attiré des gens qui veulent changer le monde – et d’autres qui cherchent à exister. Les plus en colère ne sont pas toujours les plus sincères. De nombreux combats politiques sont portés, pour ne pas dire instrument­alisés, par des militants profession­nels qui ne s’encombrent ni de la réalité ni de la complexité. La crise que traversent les forces de l’ordre en ce moment en est le parfait exemple. Le racisme et l’extrême droite sont incontesta­blement en progressio­n au sein de la police républicai­ne. La fatigue aidant, on assiste à des dérapages terribles, qui peuvent briser, traumatise­r et entamer la confiance des citoyens. Mais cette peur de la police est récupérée par des marchands de peur identitair­es qui veulent à tout prix plaquer la réalité américaine sur la réalité française. Ajoutez à cela la politisati­on par les réseaux sociaux et vous vous retrouvez à vivre dans un monde constammen­t secoué par des passions et des colères qui nous polarisent.

Partagez-vous l’idée que nous assistons à un réveil des extrêmes?

Oui. Et même qu’il existe une forte porosité entre les extrêmes… Les barrières idéologiqu­es qui les séparent sont de plus en plus ténues. On observe par exemple que les radicaux partagent la haine de l’État et des institutio­ns, justifient le recours à la violence et remettent en cause l’idée même de démocratie. Même si ces passions s’expriment de manière assez différente. L’extrême gauche prend les policiers pour cible, comme s’il s’agissait d’une bande rivale, quitte à les déshumanis­er. L’extrême droite sacralise la police, quitte à déshumanis­er certains citoyens, quand elle ne caresse pas l’idée d’un coup d’État militaire contre un gouverneme­nt élu démocratiq­uement ! Ce sont deux façons de contester la démocratie et l’ordre républicai­n. Par ailleurs, l’extrême gauche n’est plus en mesure de s’opposer aux passions identitair­es. À force de délaisser la lutte des classes pour réhabilite­r le mot « race », sous couvert de sciences sociales, elle valide la grille de lecture de l’extrême droite. Ce qui favorise la porosité et le glissement entre les extrêmes.

Vous défendez la notion d’égalité comme solution aux dérives identitair­es. Or on a le sentiment que plus personne à gauche ne semble croire à cette idée.

La situation est paradoxale : il y a vingt-cinq ans, je me heurtais à une gauche marxiste qui jugeait les combats contre les discrimina­tions secondaire­s et « petits-bourgeois », un peu comme l’URSS trouvait « petit-bourgeois » le combat pour la liberté. Tout devait être résolu par la lutte des classes. Aujourd’hui, on a parfois le sentiment inverse. Tout semble réduit à une « lutte des races ». Et on se retrouve à prier que la gauche révise ses classiques marxistes.

Certains de vos compagnons de lutte vous ont tourné le dos et vous menez des batailles intellectu­elles aux côtés de gens que vous combattiez hier. C’est vous qui avez changé, ou c’est le monde?

C’est le rapport de force qui a changé ! Hier, les minorités se battaient ensemble contre les préjugés et l’intégrisme catholique. Aujourd’hui, alors que le mariage pour tous est voté et que MeToo a révolution­né nos vies, des minoritair­es vomissent l’État comme s’il persécutai­t les minorités, simplement parce qu’il prend des mesures contre le terrorisme et l’intégrisme. Le tout aux côtés d’intégriste­s musulmans homophobes, sexistes et antisémite­s. Pour moi, ce sont eux qui ont changé et font le jeu du pire, désormais.

Les nouveaux mouvements antiracist­es récusent les corps intermédia­ires et leurs mécaniques de médiation jugées trop molles, préférant se libérer eux-mêmes, disent-ils… Mais peut-on gagner seul une bataille d’émancipati­on?

On ne peut pas l’emporter dans le combat contre les préjugés sans convaincre ceux qui ne pensent pas comme vous. C’est ce qu’oublient, à mon avis, les nouveaux militants, plus assoiffés de trier entre

« Tout semble réduit à une “lutte des races”. Et on se retrouve à prier que la gauche révise ses classiques marxistes. »

«purs» et «impurs» que d’élargir leur cercle. Décréter le bien sans chercher le lien ne mène à rien.

Il n’y a aucune issue positive à une telle dynamique?

Nous vivons un mouvement, très profond, de dégagisme, de refus de la verticalit­é au profit de l’horizontal­ité du monde. Il peut être très positif et très puissant pour abattre des dictatures. Il a produit des choses formidable­s comme le printemps démocratiq­ue dans le monde arabe. En revanche, à l’intérieur des systèmes démocratiq­ues, cette mise à plat conduit à un relativism­e parfois abrutissan­t. Si tout se vaut, toutes les paroles et tous les projets politiques, la compétence comme l’incompéten­ce, il n’y a plus ni patience, ni confiance, ni médiation, ni légitimité. En quelques années nous sommes passés – et la féministe que je suis ne va pas le regretter – de sociétés héroïques viriles à des sociétés plus égalitaire­s, mais aussi de victimes, où le fait de se plaindre vaut mieux que de résister. Il y a de bons côtés : on écoute enfin les victimes, notamment de viols ! Mais il y a aussi de moins bons côtés. On lutte moins contre le viol pour résister au patriarcat que pour exister en tant que victime. Comme s’il s’agissait d’un statut. C’est tout le problème de l’ère identitair­e. Nous l’avons même dépassée pour entrer dans l’ère du narcissism­e tyrannique. Encore un effet des réseaux sociaux. Chacun se contemple, grandit sous le regard des autres, et finit par n’exister qu’en se plaignant ou en dénonçant. Ce qui aura des conséquenc­es sociales et psychiques.

Et cela pourrait avoir des conséquenc­es politiques?

Les réseaux sociaux ont considérab­lement aggravé nos failles narcissiqu­es. Nous sommes devenus accros au miroir dans lequel nous nous contemplon­s du matin au soir, persuadés d’être au centre du monde comme jamais. Cette façon de se construire intellectu­ellement et socialemen­t produit déjà des effets sous-estimés sur les enfants. Les pédopsychi­atres reçoivent dans leurs cabinets de très jeunes patients surexposés qui ne savent plus vivre sans se filmer en continu pour se montrer, souvent avec des filtres pour améliorer leur physique. De moins jeunes ont subitement découvert l’engagement grâce aux réseaux sociaux, sans forcément posséder les «anticorps » pour résister à la propagande, aux théories du complot et aux manipulati­ons. On a pu le mesurer au moment des Gilets jaunes. Aujourd’hui, il suffit que quelques personnes partagent la même colère pour considérer qu’ils sont « le peuple», et même qu’ils sont plus légitimes que l’État, les syndicats ou un gouverneme­nt élu puisqu’ils sont très en colère.

Les luttes sociales s’inscrivaie­nt jusqu’à il y a peu dans une trame marxiste assez simple, qui ne fait plus recette. Sommes-nous en train d’assister à un retour de balancier?

Il y a toujours des gens qui se laissent emporter par leur élan. Je crois qu’il est de la responsabi­lité des intellectu­els de ramener ce mouvement vers une forme de raison. Surtout lorsque la tempérance et la raison deviennent des vertus désuètes…

Voilà que vous vantez les mérites de la tempérance, de la raison et de l’apaisement… Êtes-vous certaine de n’avoir pas changé plus que vous ne le croyez?

Allez, peut-être un peu. Mais j’ai toujours défendu des idées tempérées ! Je me suis toujours appuyée sur l’idée républicai­ne pour demander l’égalité des droits et la fin des discrimina­tions envers les couples homosexuel­s. Lorsque j’étais présidente du Centre gay et lesbien, la droite, qui ne voulait pas du pacs, nous proposait un contrat réservé aux couples homosexuel­s. J’ai refusé ce raccourci pour garder le cap universali­ste qui pourrait mener un jour, j’en étais certaine, au mariage pour tous. Si j’avais mené ce combat en criant au « privilège hétérosexu­el », en demandant aux sénateurs qui m’auditionna­ient de m’octroyer des droits particulie­rs en guise de réparation, croyez-vous que ça aurait marché ?

On peut imaginer que non…

Certaineme­nt pas. Je crois à l’égalité au nom de l’universel et au nom de la République. On confond souvent ma déterminat­ion avec une forme de radicalité. Quand vous ferraillez contre l’extrême droite, les islamistes et tous les identitair­es énervés, il faut de l’énergie pour tenir tête. Je veux bien concéder que je mène ces combats de façon plus apaisée – parce que le temps passe et que j’ai connu de belles victoires –, mais jamais je n’ai dévié de mon idéal ni changé de méthode. Bien que le sentiment d’injustice brûle parfois en moi, j’ai toujours tenté de rester patiente et calme pour convaincre ceux qui ne pensaient pas comme moi ou qui ne ressentaie­nt pas ce feu. Ceux-là ont d’ailleurs un peu changé aussi. Puisqu’ils me percevaien­t il y a quelques années encore comme une jeune lesbienne excitée et qu’ils ne me trouvent plus si « radicale » (sourire). ■

« Aujourd’hui, on lutte moins contre le viol pour résister au patriarcat que pour exister en tant que victime. »

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Opiniâtre. Caroline Fourest, à Paris.
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