Les rêves brisés sont insonores,
Le chroniqueur du Point voit monter le désespoir d’une partie des Algériens, tentés de quitter leur pays.
Début décembre 2017, Emmanuel Macron déjeune avec quelques invités en terrasse à la résidence de l’ambassadeur de France, située sur les fameuses « hauteurs d’Alger ». La vue est époustouflante sur la baie qui éternise la Méditerranée. Le président français devrait, plus tard, rendre visite à Bouteflika : cet homme isolé, grabataire, agrippé au pouvoir par la rancune et la mégalomanie et soutenu par une kleptocratie qui vide les caisses du pays. À table, après les premiers moments protocolaires, l’atmosphère se détend entre la dizaine d’invités. On parle de tout, de rien mais, surtout, du sens de cette visite. « Vous allez rendre visite à un cadavre après ce déjeuner », observe l’un des invités, Ali Dilem, le génial caricaturiste. Après un moment d’hésitation, mû par l’agacement ou l’envie d’en venir à l’essentiel, je m’adresse à Macron avec une formule dure, accusatrice et sans maquillage :« Monsieur le président, vos compromissions sont nos catastrophes. »
L’allusion était au bénéfice qu’allait tirer la dictature de Bouteflika (et des siens) de cette visite. Car si nourrir le sentiment antifrançais est un avatar de la guerre de décolonisation dont le régime fait son récit épique, montrer le soutien de la France est un vieux levier de légitimité pour ce même pouvoir. La visite de Macron était nécessaire entre deux pays liés, mais son détournement local était tout aussi inévitable.
À la remarque irrévérencieuse faite à table Macron répond cependant avec franchise après une brève hésitation dans le dictionnaire des mots possibles : « C’est un chemin de crête, résume-t-il, presque bouddhique. Si je tire trop sur la corde, elle se casse. Mais si on n’aide pas ce pays, il va basculer et ça sera 20 millions de migrants qui débarquent en France, et je suis le président de la France, je pense aux intérêts de la France. » Frondeur, Ali Dilem rétorque : « Et vous oubliez les 20 millions de Subsahariens qui les suivront. » La vérité crue provoqua des rires, mais elle posait la véritable question : et si, un jour, le Maghreb vacillait ? On s’imagine ce scénario, souvent à la manière du fracas libyen : effondrement de la chétive administration, des rares institutions et repli sur les anciens réflexes
ante-État : la tribu, les régions, les minorités, les puits, la guerre pour le contrôle des ressources, les chaloupes de migrants. Une sorte de formule en accéléré de ce qui se passera, peut-être, pour les autres pays du Maghreb ? Possible, mais peut-être pas.
La Tunisie, malgré l’asphyxie économique, fonctionne tant bien que mal, par défaut, un peu à la libanaise. On explique souvent sa résistance par le poids de sa classe moyenne résiliente, les soutiens internationaux immédiats ou le prestige autodopant de la « seule démocratie expérimentale » du monde arabe. Le Maroc ? La pensée politique occidentale dominante est une pensée « magique » quant au pouvoir stabilisateur de la monarchie. On prête, en France régicide, un étrange pouvoir d’immortalité au royaume voisin et une vertu apaisante et immunologique. Et cela fonctionne là aussi tant bien que mal, pour le moment. Quant à l’Algérie, malgré l’habitude de la critique virulente du régime, on prête à la rente pétrolière la même vertu de ralentissement des chutes.
Les « printemps arabes » ont d’ailleurs imposé une contre-leçon de prudence à l’interventionnisme démocratisant que les États-Unis ont préconisé sous forme d’ablation et de greffes aéroportées sur des territoires entiers. Le « vacillement » est étrangement à la fois pressenti à tout moment et décalé in infinitum. Le voeu de démocratie pour le Maghreb, on le répète, enthousiaste, comme un mantra, dans les cercles des engagements gauchisants, avatar de l’ancien universalisme missionnaire, mais on sait qu’il ne faut pas trop tirer sur la corde pour ne pas déséquilibrer un bout du continent le plus instable de la planète.
Cependant, le scénario libyen, s’il ne se répète pas pour les trois autres pays du Maghreb, n’est pas inévitable. Pas sur le mode accéléré, avec effet presque cinématographique, mais il est encore possible, sous d’autres formes surprenantes, éruptives ou imprévues. Pays funambules où ce fameux crash est toujours retardé, toujours repoussé, presque impossible, presque fatal. Et si les élites urbaines, obsessionnellement tournées vers la France,
Les élites de la classe moyenne algérienne ont un curieux humour, absolument interdit de publicité : « Nous sommes les derniers pieds-noirs. »
comme antagoniste et protagoniste à la fois, ont enfermé les analyses médiatiques dans ce face-à-face entre lutteurs présumés pour la démocratie et opposants pragmatiques à cette démocratie qui peut inviter le chaos, la réalité des « pays profonds » est très différente des comptes rendus confortables. Le Maghreb, parce que proche, reste étonnamment inconnu, escamoté par le cliché, la proximité et la simplification. Pour le connaître, on s’informe auprès des fixeurs urbains, la ceinture d’opposants locaux addicts aux chancelleries, ou autres communautés d’exilés enfermés dans le récit du départ traumatisant. L’accès au réel est biaisé, évidement, à la source, par les « sources ». Le vrai Maghreb, on le découvre, brièvement, au moment des ruptures d’équilibre, avant que ces terres au bout d’une heure d’avion basculent mollement dans l’indifférence.
Partir ou rester ?
Les élites de la classe moyenne algérienne ont un curieux humour, absolument interdit de publicité, mais coutumier entre soi : « Nous sommes les derniers pieds-noirs» est une formule qui parfois jaillit lors d’une soirée sur une terrasse dans une resplendissante villa, autour d’un bon vin caché aux regards, et après des anecdotes sur le sous-développement. Elle se dit doucement, avec le sourire dû à l’audace, murmurée. Elle s’exprime par un soupir qui souvent interrompt les conversations et plonge chacun dans son univers qui mène à une unique question muette : « Faut-il partir ou rester ? » « Derniers pieds-noirs » : malgré le tabou officiel et la violence faite à l’Histoire ainsi détournée, ces mots expriment ce mode de vie libre, ouvert, tolérant, qui peu à peu se rétracte en îlots urbains, aux maisons aux hautes murailles et aux agendas des occasions entre soi.
Ce sentiment fait face, rappelant inconsciemment les personnages de Lawrence Durrell, à la montée redoutée et lente d’un conservatisme religieux, populaire, qui, avec les islamistes, a su trouver sa voie, ses voix, et la patience millénariste d’un programme de reconquête des pouvoirs. D’ailleurs, à Alger ■
comme à Rabat ou même à Tunis, les réseaux ■ sociaux ont connu les modes chagrines des photos des villes « avant » et « après » l’islamiste populaire : femmes en minijupe ou en bikini, face à d’autres voilées aux regards fanatiques, plages versus mosquées inachevées, bars versus prières dans les rues, beauté des jardins versus terrains vagues, etc. Dans une photo qui a beaucoup circulé en Algérie, on expose des enseignants d’« autrefois », costumés, élégants, femmes assises, hommes debout derrière elles, mains posées sur les dossiers, à un « aujourd’hui » avec des enseignantes voilées, debout, derrière des hommes barbus, enseignants eux aussi, assis jambes écartées sur des virilités féodales. Le « comparatisme » ne va pas jusqu’à affirmer que l’avant colonial était meilleur, mais dit ce que l’on croit : une force obscure monte, s’installe, et gouvernera tôt ou tard le pays. « La valise ou le tapis ».
Les élites urbaines progressistes, déchirées par des restes de trotskisme affectifs ou des « lucidités » à la Emil
Cioran, goûtent alors, dans l’entresoi, aux délices d’un déclinisme qui conforte la supposée qualité de martyr ou de la lucidité, qui a la beauté des crépuscules et ses lenteurs propices aux vieillissements. On répète que la fin est inéluctable, mais on reste partagé sur sa forme messianique. Des signes, des présages, des anecdotes sont là, récités souvent. En Algérie, par exemple, un arbitre a retardé, cette semaine, la reprise d’un match de foot officiel, en attendant que l’appel à la prière, qui fusait des quartiers derrière lui, soit achevé. Un écrivain rappelle que les Frères musulmans contrôlent désormais la Commission parlementaire qui chapeaute l’Éducation nationale en Algérie. On laisse aux figurants progressistes l’avantage du premier rôle médiatique, et on s’occupe, chez les islamistes, de prendre les pouvoirs, doucement, discrètement. On se concurrence entre Maroc et Algérie sur la hauteur des minarets, et la religiosité est désormais une norme sociale inquisitrice.
Crash lent
Mais ce déclin-déclinisme ne se nourrit pas seulement du constat de la montée des islamistes. Si un vacillement a lieu un jour au Maghreb, les islamistes n’en seront que les bénéficiaires, à moitié promoteurs mais partenaires des régimes finissants. Ce qui accentue cette prédiction angoissante du crash lent est ailleurs : la ruine des écoles, l’effondrement des institutions de production des élites, la sous-formation, l’enfermement qui « zombifie » la jeunesse, les réseaux sociaux, la misère sexuelle et culturelle, et l’étonnante impuissance des régimes stabilisateurs (une dégradante vocation) locaux à imaginer l’avenir et à concevoir des lendemains.
Tout cela mène à annoncer des scénarios : une ruine de la monarchie d’ambiance, un effondrement en Tunisie, et une formule à l’iranienne à Alger. En plus clair, pour l’Algérie, une alliance qui déjà se dessine entre une armée puissante, structurant les pouvoirs et garantissant la stabilité, avec un courant islamiste qui déjà propose de se charger de la régence, de l’espace social, « de la culture et de l’Éducation », des tâches courantes. Une formule qui rêve des avantages des zones offshore pour le régime, à la pakistanaise, de revivre pour les islamistes la success story à l’AKP turc ou de figer le pays dans le rôle d’une puissance régionale, alliant pétrole, clergé religieux, à l’iranienne. Les observateurs du déclin vous feront remarquer que la Maison de la fatwa en Algérie est déjà un centre du pouvoir, que la charia est une source des lois informelles, et que le contrat social lie désormais autoritarisme politique traditionnel et islamistes, conciliants pour le moment.
Résultat ? Les pays du Maghreb empruntent « un chemin de crête », quotidiennement. On y conclut à l’imminence d’un effondrement chaque matin, et on s’étonne sans cesse, chaque soir, de ce sursis fragile et laborieux. À quoi est-il dû ? À l’histoire des résistances ? À l’habitude collective de la survie ? À la nécessité parce qu’on ne peut pas tous prendre l’avion ou la chaloupe ? Des questions à creuser, mais la marée montante est là. Elle annonce un basculement politique à moyen terme pour chaque pays et des effets dominos immédiats sur la France : autant que les assiettes à remplir, les chaloupes font aussi les élections en Occident.
Cimetière sans pierres
Un pays, ce n’est pas un chant patriotique, un récit de héros et un drapeau. C’est l’endroit exact où l’on voudrait voir grandir ses enfants. Et au Maghreb, rien n’exprime mieux l’échec que les vidéos de départ des chaloupes des migrants clandestins ou ce sourire heureux de parents aisés, lors d’un dîner « entre soi », et qui sont arrivés à « placer » un enfant dans une école à Paris, au prix de monstrueux sacrifices financiers. Les premiers fuyant des cultures de mort qu’ils seront tentés de reproduire ailleurs au nom de l’identité, les seconds, souscrivant avec une passion creuse à la doxa du discours antifrançais au nom de la mémoire de la colonisation. Les deux escamotant la marée montante d’une islamisation des pays du Maghreb qui les convertira, au mieux, en un champ mélangeant le comptoir turc, la monarchie faiblarde et l’astéroïde politique vassalisé par la confrérie des Frères musulmans. Des pays du limes, encore une fois, et dont la ruine concoctée fait de la Méditerranée un cimetière sans pierres et de l’Occident, un coupable exclusif ■
On conclut à l’imminence d’un effondrement chaque matin, et on s’étonne sans cesse, chaque soir, de ce sursis fragile et laborieux.